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Une fois encore l’Armée des souris effectua un exercice époustouflant pour emplir la plaine vide et blême, regroupée en pelotons, compagnies, bataillons, régiments et brigades ; mais, cette fois, la parade occupait un espace bien plus vaste, car les souris avaient pris soin de se disposer avec un espacement égal à une longueur de bras humain. Certains pelotons durent ainsi parcourir l’équivalent, pour eux, de plusieurs lieues pour parvenir jusqu’aux lisières de la formation. La princesse Nell profita de ce délai pour passer en revue les troupes et répéter la formule.

Finalement, la Généralissime s’approcha, fit une profonde révérence et lui donna le feu vert en levant le pouce, même si la princesse Nell dut d’abord repérer le minuscule chef, puis loucher pour déceler son geste.

Elle se rendit à l’emplacement qu’on lui avait laissé à la tête de la formation, ouvrit le livre et prononça la formule magique.

Il y eut un violent coup de tonnerre, et un coup de vent brutal qui la fit tomber à la renverse. Elle leva les yeux, hébétée, et découvrit qu’elle était entourée par une armée gigantesque composée de centaines de milliers de jeunes filles, de quelques années à peine ses cadettes. Un concert délirant de vivats s’éleva, et toutes s’agenouillèrent comme un seul homme, dans une scène de jubilation tapageuse, jurant fidélité à la reine Nell.

Hackworth en Chine, déprédations des Poings ; une rencontre avec le Dr X ; une procession inhabituelle

On disait que les Chinois avaient le plus grand respect pour les fous, et que durant la Guerre des Boxers certains missionnaires occidentaux, sans doute déjà de caractère fragile, étant restés plusieurs semaines coincés sous des amoncellements de décombres, ayant fui pour éviter les tirs croisés des assaillants Boxers et des troupes impériales, ayant entendu les cris de leurs ouailles brûlées vives et torturées dans les rues de Pékin, ces hommes avaient définitivement perdu l’esprit et avaient pu rejoindre, indemnes, les rangs des assiégeants qui les avaient nourris et traités avec déférence.

John Percival Hackworth s’était installé dans une suite au dernier étage du Shangri-La de Pudong (ou Shong-euh-li-lah pour reprendre l’accent chantant des chauffeurs de taxi) et il venait d’enfiler une chemise propre ; son plus beau gilet, ceint d’une chaîne en or d’où pendaient son sceau, ses boîtes à priser, sa montre de gousset ainsi qu’un visiophone ; un long manteau de cheval à queue de pie ; des bottes de cuir noir aux éperons de cuivre astiqués à la main dans le hall du Shong-euh-li-lah par un coolie aussi servile qu’insolent, et qu’Hackworth soupçonnait d’être un Poing ; des gants neufs en chevreau ; et son chapeau melon, certes débarrassé de sa mousse et plus ou moins rafistolé, mais qui avait assurément connu bien des tribulations en terrain difficile.

Alors qu’il traversait la rive gauche du Huangpu, la foule habituelle de paysans affamés et d’amputés professionnels vint l’encercler comme une vague déferlant sur une grève plate car, même s’il était toujours risqué de se déplacer ici à cheval, cela n’avait rien d’insensé, et Hackworth n’avait d’ailleurs pas la réputation d’un forcené. Il gardait ses yeux gris obstinément fixés sur la palissade de lignes d’Alim en flammes, qui délimitaient une frontière de la République côtière se rétrécissant comme peau de chagrin, et il les laissait tirer sur ses basques mais ne faisait même pas attention à eux. À plusieurs reprises, trois tout jeunes paysans, identifiables comme tels à leur hâle prononcé et à leur ignorance des technologies modernes de sécurité, commirent l’erreur de tendre la main vers sa chaîne de montre et reçurent une décharge d’avertissement pour leur peine. L’un d’eux refusa de lâcher jusqu’à ce que l’odeur de chair brûlée monte de sa paume, alors il ôta sa main avec une lenteur étudiée, en dévisageant Hackworth pour lui montrer qu’il n’était pas douillet, tout en ajoutant d’une voix forte et claire une remarque qui fit courir dans la foule un rire étouffé.

Il emprunta la route de Nankin, qui lui fit traverser le cœur du quartier commerçant de Shanghai, aujourd’hui réduit à un interminable gantelet de mendiants basanés accroupis sur leurs talons, agrippant les sacs de plastique bariolés qui leur tenaient lieu de valise, et se passant tranquillement des mégots de cigarettes. Dans les vitrines des échoppes au-dessus de leur tête, des mannequins animés paradaient et posaient, vêtus du dernier cri de la mode en République côtière. Hackworth nota que leur style était bien plus classique que dix ans auparavant, lors de son dernier passage par la route de Nankin. Les mannequins de femme n’exhibaient plus de jupes fendues. Beaucoup ne portaient même plus de jupe du tout, mais des pantalons de soie, ou des robes longues qui en révélaient encore moins. Un étalage était centré sur un personnage de patriarche allongé sur une estrade, coiffe d’un bonnet rond à pompon bleu : un mandarin. Un jeune lettré s’inclinait devant lui. Autour de l’estrade, quatre groupes de mannequins manifestaient les quatre autres formes de relations filiales.

Donc, il était de nouveau chic d’être confucéen, ou à tout le moins de bonne politique. D’ailleurs, cette vitrine était l’une des rares à n’être pas entièrement recouverte d’affiches rouges du Poing.

Hackworth passa devant des villas de marbre bâties par des Juifs irakiens aux siècles passés, devant l’hôtel où Nixon avait séjourné jadis, devant les enclaves de tours qui avaient servi de tête de pont aux hommes d’affaires occidentaux lors du développement post-communiste qui avait conduit à la sordide abondance de la République côtière. Il passa devant des boîtes de nuit vastes comme des stades ; des fosses de jai-lai où des réfugiés hébétés contemplaient, bouche bée, la bousculade des parieurs ; des venelles remplies d’échoppes ; une rue consacrée aux produits de luxe en alligator ; une autre aux fourrures ; une autre aux objets en cuir ; un district nanotech formé de minuscules entreprises qui faisaient de l’ingénierie à façon ; des stands de fruits et légumes : un cul-de-sac où des trafiquants vendaient des antiquités posées sur des charrettes à bras, l’un spécialisé dans les écrins en cinabre, l’autre dans le kitsch maoïste. Chaque fois que la densité faisait mine de décroître et qu’il pensait avoir atteint les limites de la ville, il retombait sur un nouveau faubourg composé de galeries marchandes miniatures serrées sur trois niveaux, et tout recommençait.

Mais, alors que la journée tirait à sa fin, il parvint quand même par atteindre les limites de la ville et poursuivit sa route vers l’ouest : dès lors, il devint évident qu’il était fou et les passants se mirent à le considérer avec une crainte respectueuse en s’écartant sur son passage. Vélos et piétons se firent plus rares, remplacés par des engins militaires, plus lourds et plus rapides. Hackworth n’aimait pas chevaucher sur le bas-côté des grandes voies de communication, aussi demanda-t-il à Kidnappeur de lui trouver un itinéraire moins direct pour Suzhou, qui emprunterait des routes plus étroites. On était en plein delta du Yangzi, à quelques centimètres seulement au-dessus du niveau des eaux, où les canaux de transport, d’irrigation et de drainage étaient plus nombreux que les routes. Les canaux se ramifiaient dans ce terrain noir et puant comme des vaisseaux sanguins irriguant les tissus du cerveau. La plaine était fréquemment ponctuée de petits tumulus contenant les cercueils de tel ou tel ancêtre, disposés juste assez haut pour rester hors d’atteinte des inondations régulières. Plus à l’ouest, des collines escarpées s’élevaient au-dessus des rizières, noires de végétation. Les postes de contrôle installés par la République côtière aux carrefours étaient gris et floconneux, telles des plaques de moisissure grandes comme des maisons, tant était forte la densité du réseau fractal de défense et, lorsque son regard voulut transpercer le nuage d’aérostats macro et microscopiques, Hackworth eut du mal à distinguer les hoplites postés en leur centre, avec les ondes de chaleur qui s’élevaient des radiateurs accrochés dans leur dos et faisaient vibrer cette soupe aérienne. Ils le laissèrent passer sans encombre. Hackworth s’attendait à rencontrer d’autres postes de contrôle, à mesure qu’il s’enfoncerait en territoire contrôlé par les Poings, mais le premier devait être le dernier ; la République côtière n’avait pas les moyens d’assurer une défense en profondeur et ne pouvait mobiliser qu’un barrage unidimensionnel.