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Quinze cents mètres après le poste, à une autre petite intersection, Hackworth découvrit deux croix improvisées taillées fort récemment dans des troncs de mûrier – des feuilles vertes flottaient encore sur les branches. Deux jeunes Blancs avaient été ligotés aux croix par des serre-câbles en plastique gris, brûlés à plusieurs endroits puis méthodiquement éviscérés. À leur coupe de cheveux, aux strictes cravates noires qu’on leur avait ironiquement laissées autour du cou, Hackworth jugea qu’il devait s’agir de Mormons. Un long écheveau d’intestin traînait de l’un des ventres jusque dans la poussière du chemin, au milieu duquel un porc efflanqué tirait dessus avec obstination.

Hackworth vit peu d’autres cadavres mais leur odeur imprégnait l’air moite et chaud. Il crut à un moment entrevoir un réseau de barrières de défense nanotechnologique jusqu’au moment où il réalisa qu’il s’agissait d’un phénomène naturel : chaque voie d’eau d’un épais rideau noir de grosses mouches lymphatiques. Dès lors, il sut que s’il tirait légèrement sur les rênes de sa monture pour la guider vers les berges de l’un ou l’autre canal, il découvrirait que ses eaux charriaient des monceaux de corps ballonnés.

Dix minutes après avoir passé le poste frontière de la République côtière, il traversa le centre d’un campement du Poing. N’ayant détourné le regard ni à gauche ni à droite, il ne put vraiment en estimer la taille ; les Poings avaient investi un village aux bâtiments bas de brique stuquée. Une longue balafre noire rectiligne courant au sol marquait la trace d’une ligne d’Alim brûlée et, en la franchissant, Hackworth s’imagina que c’était un méridien gravé à même la chair du globe par quelque cartographe astral. La plupart des Poings allaient sans chemise, vêtus d’un pantalon indigo, retenu par une large ceinture écarlate passée à la taille, avec parfois un bandeau de même couleur noué autour du cou, du front, ou du biceps. Ceux qui n’étaient pas occupés à filmer ou dormir faisaient des exercices d’arts martiaux. Hackworth traversa lentement leurs rangs, et ils firent mine de ne pas le remarquer, sauf un type isolé qui sortit en courant d’une maison, brandissant un couteau et criant « Sha ! Sha ! », et dut être maîtrisé par trois de ses camarades.

Sur les soixante kilomètres du trajet jusqu’à Suzhou, rien ne changea dans le paysage, sinon que les ruisseaux devinrent des rivières et les étangs des lacs. Les camps des Poings devenaient de plus en plus vastes et resserrés. Quand, trop rarement, l’air lourd daignait souffler en brise, il décelait la puanteur moite et métallique des eaux stagnantes, preuve qu’il était proche du grand lac de Tai Wu – ou Taifu comme le prononçaient les habitants de Shanghai. Un dôme d’écaille grise s’élevait au-dessus des rizières à quelques kilomètres de distance, et Hackworth devina qu’il devait s’agir de Suzhou, aujourd’hui place forte du Céleste Empire, drapée sous son écran de protection aérienne comme une courtisane derrière un voile translucide en soie du pays.

À l’approche des rives du grand lac, il rejoignit une route importante qui descendait vers le sud en direction de Hangzhou. Il fit obliquer Kidnappeur vers le nord. Suzhou avait lancé des vrilles d’urbanisation le long des grands axes et, à mesure qu’il s’approchait du centre, il vit apparaître allées marchandes et concessions commerciales, aujourd’hui détruites, abandonnées ou colonisées par des réfugiés. La plupart de ces établissements s’adressaient aux chauffeurs routiers : motels, casinos, maisons de thé et de restauration rapide. Mais plus un seul camion désormais ne parcourait la route, et Hackworth chevauchait au beau milieu de la chaussée, transpirant d’abondance sous ses grands habits noirs et se désaltérant fréquemment à la gourde réfrigérée rangée dans la boîte à gants de Kidnappeur.

Un panonceau McDonald gisait, décapité, en travers de la route, telle une monstrueuse barrière de péage ; quelque chose avait carbonisé le pylône unique qui naguère encore le dressait en l’air. Deux jeunes étaient postés devant, cigarette au bec, et, comme Hackworth le comprit bientôt, ils guettaient son arrivée. Dès qu’il fut assez près, ils écrasèrent leurs cigarettes, s’avancèrent vers lui et s’inclinèrent. Hackworth effleura son chapeau melon. L’un des jeunes saisit les rênes de Kidnappeur, geste purement cérémonial dans le cas d’un cheval-robot, tandis que son compagnon invitait Hackworth à descendre de sa monture. Les deux hommes étaient vêtus de combinaisons pesantes mais souples, munies de tout un réseau de tubes et de câbles traversant l’étoffe : la couche intérieure d’une armure. Ils pouvaient à tout moment se transformer en hoplites prêts au combat en encliquetant les éléments de blindage les plus massifs, sans doute planqués quelque part à portée de main. Leur bandeau écarlate les désignait comme des Poings. Hackworth devait être un des rares membres des Tribus extérieures à se trouver en présence de rebelles qui ne se ruaient pas sur lui, le couteau brandi en glapissant « Tue ! Tue ! », et il trouva intéressant de les voir d’humeur plus indulgente. Ils se montraient dignes, compassés et pleins de retenue, comme de vrais soldats, en s’abstenant de ces hennissements paillards tant à la mode en République côtière chez les jeunes de leur âge.

Hackworth gagna le McDonald en traversant le parking, suivi à distance respectueuse par un des soldats. Un autre lui ouvrit la porte, et Hackworth poussa un soupir de soulagement quand un courant d’air sec et froid lui baigna le visage, commençant à chasser la chaleur moite des fibres de ses vêtements. L’endroit avait subi un début de pillage. Il décela une odeur graisseuse froide, presque clinique, émanant de derrière le comptoir où les conteneurs de matière grasse avaient été déversés sur le sol et s’étaient figés comme de la neige. L’essentiel en avait été récupéré par les pillards : Hackworth distingua les traces parallèles de doigts féminins. La décoration de la salle s’inspirait du thème de la Route de la Soie, avec des panneaux médiatroniques translucides présentant les superbes panoramas essaimés sur son itinéraire, jusqu’au terminus antique de la Route, à Cadix.

Le Dr X était installé dans une stalle d’angle, visage rayonnant dans la lumière froide du soleil aux UV filtrés. Il était coiffé d’un bonnet de mandarin, avec des dragons brodés en fil d’or, et vêtu d’une somptueuse robe de brocart. La robe était ouverte à l’encolure et dotée de manches courtes, dévoilant à Hackworth la sous-combinaison d’une tenue de hoplite. Le Dr X était en guerre, il avait quitté le périmètre sûr de Suzhou et devait être prêt à une attaque. Il buvait dans une tasse McDonald géante du thé vert préparé selon la tradition locale : grands nuages de grosses feuilles vertes nageant dans un gobelet d’eau bouillante. Hackworth ôta son melon et s’inclina à la mode victorienne, ce qui était parfaitement approprié en la circonstance. Le Dr X lui rendit son salut et, lorsque sa tête s’inclina, Hackworth remarqua le bouton de son bonnet : il était rouge, couleur des échelons les plus élevés de la hiérarchie, mais en corail, le désignant comme un mandarin de second rang. Un bouton de rubis l’aurait placé tout en haut de l’échelle. Suivant la terminologie occidentale, cela faisait du Dr X l’équivalent approximatif d’un secrétaire d’État ou d’un général de corps d’armée. Hackworth supposa que c’était l’échelon le plus élevé que les Mandarins daignaient conférer à des barbares.