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— Nous avons besoin de vous pour nous aider à finir d’élaborer la Graine », s’obstina le Dr X.

Seules des décennies d’entraînement au refoulement des émotions empêchèrent Hackworth de lui rire au nez. « Monsieur, vous êtes un homme d’expérience et un fin lettré. Vous êtes sans aucun doute au courant de la position du gouvernement de Sa Majesté, et en tout cas de celle du Protocole économique commun, au sujet des technologies de la Graine. »

Le Dr X souleva la main de quelques centimètres, la paume tournée vers la table, et fit mine de balayer l’air. Hackworth reconnut le geste des Chinois aisés pour congédier les mendiants, voire rayer d’un trait un argument considéré comme risible. « Ils ont tort, dit-il. Ils ne comprennent pas. Ils voient la Graine avec l’œil de l’Occidental. Vos cultures – et celle de la République côtière – sont bien mal organisées. Il n’y a aucun respect de l’ordre établi, aucune révérence pour l’autorité. L’ordre doit être appliqué d’en haut, sinon c’est l’anarchie. Vous avez peur de donner la Graine à votre population parce qu’elle pourrait s’en servir pour fabriquer des armes, des virus, ses propres drogues, et détruire l’ordre établi. Vous imposez l’ordre par le contrôle de l’Alim. Mais dans le Céleste Empire, nous sommes disciplinés, nous respectons l’autorité, l’ordre règne dans nos esprits, et c’est pourquoi la famille est disciplinée, le village est discipliné, l’État est ordonné. Entre nos mains, la Graine serait inoffensive.

— Pourquoi en avez-vous besoin ?

— La technologie nous est indispensable pour vivre, expliqua le Dr X., mais nous devons l’associer à notre propre ti. »

Un bref instant, l’oreille d’anglophone d’Hackworth crut entendre une allusion au breuvage. Mais les doigts du docteur tracèrent rapidement des idéogrammes sur le dessus de la table, d’un mouvement preste et gracieux, la manche de brocart raclant le revêtement de plastique. « Le yong est la manifestation extérieure d’une chose. Le ti en est l’essence sous-jacente. La technologie est un yong associé à une forme de ti particulier, qui est… – à ce point, le docteur hésita et, au prix d’un effort manifeste, se retint d’employer des termes péjoratifs comme barbares ou gwailo – qui reste occidental et nous est donc totalement étranger. Depuis des siècles, depuis l’époque des Guerres de l’opium, nous luttons pour absorber le yong de la technologie sans importer le ti occidental. Mais cela s’est révélé impossible. Tout comme nos ancêtres n’ont pu ouvrir nos ports à l’Occident sans accepter le poison de l’opium, nous n’avons pu ouvrir nos existences à la technologie de l’Occident sans accueillir en même temps ses idées, qui ont été un véritable fléau pour notre société. La conséquence en a été des siècles de chaos. Nous vous demandons de mettre fin à cela en nous donnant la Graine.

— Je ne vois pas en quoi la Graine pourra vous aider.

— La Graine est une technologie ancrée dans le ti chinois. Nous vivons à son rythme depuis cinq mille ans, expliqua le Dr X. D’un geste de la main, il indiqua la fenêtre. Il y avait des rizières avant qu’il y ait des parkings. Le riz était la base de notre société. Les paysans qui semaient les graines avaient le statut le plus élevé dans la hiérarchie confucéenne. Comme l’a dit le Maître : Que les producteurs soient nombreux, et rares les consommateurs. Quand l’Alun a débarqué d’Atlantis, de Nippon, nous avons cessé de semer, parce que le riz sortait désormais des compilateurs de matière. Ce fut la destruction de notre société. Quand notre société était fondée sur l’agriculture, on pouvait dire à juste titre, en répétant les paroles du Maître : La vertu est la racine ; l’abondance le résultat. Mais avec le ti occidental, l’abondance ne vient plus de la vertu mais de l’astuce. De sorte que les relations filiales en sont bouleversées. C’est le chaos… conclut le Dr X, avec regret ; puis, quittant des yeux sa tasse de thé pour indiquer la fenêtre : les parkings et le chaos. »

Hackworth demeura silencieux une bonne minute. Des images lui étaient revenues à l’esprit et, cette fois, pas des hallucinations fugitives mais la vision parfaitement concrète d’une Chine libérée du joug de l’Alim étrangère. C’était une situation qu’il avait déjà vue, peut-être même contribué à créer. Elle révélait un spectacle qu’aucun gwailo n’aurait jamais l’occasion de voir : le Céleste Empire à l’avènement de l’Ère de la Graine. Des paysans cultivaient leurs champs et leurs rizières, et même en période de sécheresse ou d’inondation, la terre procurait une moisson abondante : des vivres, bien sûr, mais aussi quantité de plantes inhabituelles, des fruits qui donnaient des médicaments, des bambous mille fois plus résistants que les variétés naturelles, des arbres qui produisaient du caoutchouc synthétique et des granulés de carburant propre et sans danger. En bon ordre, des paysans hâlés apportaient leurs productions aux grands marchés dans des villes propres nettoyées des conflits et du choléra, où tous les jeunes gens étaient des étudiants studieux et respectueux, et où tous les anciens étaient honorés et bien soignés. C’était une simulation ractive vaste comme la Chine entière, et Hackworth aurait pu s’y perdre, et peut-être s’y perdit-il durant un laps de temps qu’il n’aurait su estimer. Mais finalement il cligna les yeux pour dissiper le rêve et but une gorgée de thé pour revenir sur la voie de la raison.

« Vos arguments ne sont pas sans mérite, dit-il au Dr X. Merci de m’avoir aidé à envisager la question sous un jour différent. Je vais y réfléchir en retournant à Shanghai. »

Le Dr X le raccompagna jusqu’au parking du McDonald. La chaleur lui parut d’abord agréable, comme un bain relaxant, même si Hackworth savait qu’il ne tarderait pas à avoir l’impression de s’y noyer. Kidnappeur s’approcha au pas et replia les jambes, pour aider Hackworth à l’enfourcher plus aisément.

« Vous nous avez aidés de votre plein gré pendant dix ans, dit le Dr X. Votre destin est de créer la Graine.

— Balivernes, dit Hackworth. J’ignorais tout de la nature du projet. »

Sourire du Dr X. « Vous le connaissiez parfaitement bien. » Il sortit une main des longues manches de sa robe et agita le doigt, comme un instituteur indulgent qui fait mine de gronder un élève intelligent mais dissipé. « Vous avez agi non pas pour servir votre Reine mais pour servir votre propre nature, John Hackworth, et votre nature, je la comprends. Pour vous, l’ingéniosité est un but en soi, et une fois que vous avez découvert une manière ingénieuse de réaliser quelque chose, vous n’avez d’autre choix que de la réaliser, tout comme l’eau qui trouve une fissure dans une digue n’a d’autre choix que de s’y introduire pour inonder les terres de l’autre côté.

— Adieu, docteur X, dit Hackworth. Vous comprendrez que, même si je vous tiens personnellement en très haute estime, je ne puis honnêtement vous souhaiter bonne chance dans vos efforts actuels. » Il effleura son chapeau et s’inclina bien bas, forçant Kidnappeur à rectifier légèrement sa position pour lui permettre de garder l’équilibre. Le Dr X lui rendit son salut, lui présentant une dernière fois le bouton corallin de son bonnet. Hackworth piqua des fers pour regagner Shanghai.

Pour le retour, il suivit un itinéraire plus septentrional, empruntant une des nombreuses radiales qui convergeaient sur la métropole. Après un certain temps de chevauchée, il prit nettement conscience d’un son resté jusqu’ici aux limites de sa perception : un martèlement sourd, lointain, rapide, peut-être deux fois plus rapide que son propre pouls. Il songea bien sûr immédiatement aux Tambourinaires, et il fut tenté d’aller explorer les canaux proches pour voir si leur colonie avait étendu ses vrilles jusqu’aussi loin à l’intérieur des terres. Et puis il tourna ses regards en direction du nord et vit à trois kilomètres de là, sur la plaine, une longue procession qui progressait sur un autre grand axe, noire colonne de piétons marchant sur Shanghai.