Il nota que leurs deux itinéraires convergeaient, aussi poussa-t-il Kidnappeur au petit galop, dans l’espoir de parvenir à l’intersection avant qu’elle soit obstruée par cette colonne de réfugiés. Kidnappeur les distança sans peine mais en vain ; quand il parvint à la fourche, ce fut pour découvrir qu’elle avait été réquisitionnée par l’avant-garde de la colonne qui y avait établi un barrage et refusait de le laisser passer.
Le contingent qui contrôlait maintenant le carrefour était entièrement composé de jeunes filles, certaines âgées à peine d’une douzaine d’années. Elles étaient plusieurs dizaines, et elles avaient apparemment enlevé l’objectif à un groupe de Poings inférieur en nombre, qu’on pouvait voir allongés, ligotés, sous un bosquet de mûriers, saucissonnés avec de la corde en plastique. Les trois quarts des filles étaient de faction, presque toutes armées de pieux de bambou aiguisés, même si l’on pouvait noter également quelques fusils et des armes blanches. Le quart restant était de repos : accroupies en cercle près de l’intersection et buvant des tasses d’eau bouillie, elles étaient toutes plongées dans des livres. Hackworth reconnut ceux-ci : ils étaient tous identiques, et tous avaient une couverture couleur jade marbrée, même si tous avaient été personnalisés par des autocollants, des graffiti et autres décorations au fil des années.
Hackworth s’avisa que plusieurs autres filles, organisées en groupes de quatre, l’avaient suivi sur la route à bicyclette : elles venaient de le dépasser pour rejoindre leur groupe.
Il n’avait d’autre choix que d’attendre que la colonne soit passée. Le roulement de tambour continua de s’amplifier jusqu’à ce que la chaussée tremble à chaque martèlement et que les amortisseurs incorporés aux jambes de Kidnappeur entrent en action, fléchissant imperceptiblement à chaque secousse. Une autre avant-garde passa devant eux ; Hackworth put sans peine en évaluer la taille à deux cent cinquante-six éléments : un bataillon était formé de quatre pelotons, eux-mêmes formés de quatre compagnies de quatre pelotons de quatre filles. L’avant-garde était constituée d’un tel bataillon, avançant au pas redoublé, sans doute pour prendre de l’avance sur le gros de la troupe avant le prochain grand carrefour.
Puis ce fut enfin la colonne principale, divisée en bataillons, chaque pied heurtant le sol à l’unisson de tous les autres. Chaque bataillon portait plusieurs chaises à porteur, qui passaient de peloton en peloton toutes les deux minutes pour répartir le fardeau entre les filles. Ce n’étaient pas des palanquins luxueux : on les avait improvisées avec du bambou et de la corde en nylon, puis garnies de matériaux récupérés de vieux mobilier de cafétéria en plastique. Juché sur ces chaises, Hackworth vit des filles qui ne semblaient pas différentes des autres, sinon qu’elles pouvaient avoir un ou deux ans de plus. Elles n’avaient pas l’apparence d’officiers : elles ne donnaient pas d’ordre, ne portaient aucun insigne particulier. Hackworth ne comprenait pas pourquoi elles voyageaient en chaise à porteur jusqu’au moment où il en détailla une, qui avait croisé les jambes et ôté l’un de ses chaussons. Son pied souffrait d’une malformation : il était trop court de plusieurs centimètres.
Mais toutes les autres filles en chaise étaient profondément absorbées par leur Manuel. Hackworth dégrafa un petit instrument d’optique fixé à sa chaîne de montre ; c’était un combiné télescope/microscope nanotech qui était souvent bien pratique, et il s’en servit pour regarder par-dessus l’épaule de la jeune fille. Elle examinait le diagramme d’un petit appareil nanotechnologique, parcourant un didacticiel rédigé par Hackworth plusieurs années auparavant.
La colonne passa devant Hackworth bien plus vite qu’il ne l’avait redouté ; elle glissait sur la route comme un piston. Chaque bataillon avait sa bannière, modeste étendard improvisé avec un drap de lit peint. Chaque bannière arborait le numéro du bataillon et un blason qu’Hackworth connaissait bien, car il jouait un rôle important dans le Manuel. Au total, il compta deux cent cinquante-six bataillons.
Soixante-cinq mille filles étaient passées devant lui au pas de course, fonçant à toute allure sur Shanghai.
Extrait du Manuel, le retour de la princesse Nell au Château noir ; la mort d’Harv ; Les Livres du Livre et de la Graine ; la quête de la princesse Nell pour retrouver sa mère. Destruction de la Chaussée ; Nell tombe aux mains des Poings ; une évasion débouchant sur un plus grand danger ; délivrance
La princesse Nell aurait pu user de tous les pouvoirs qu’elle avait acquis durant sa grande quête pour creuser la tombe d’Harv ou bien confier la tâche à l’Armée désenvoûtée, mais cela ne lui semblait pas convenable, aussi alla-t-elle plutôt dénicher une vieille pelle rouillée accrochée dans l’un des communs du Château noir. Le terrain était sec, rocailleux et veiné de racines de buissons épineux et, plus d’une fois, sa pelle cogna contre des ossements anciens. La princesse Nell creusa la fosse toute la journée, ramollissant de ses larmes le sol aride, mais elle ne relâcha pas ses efforts tant qu’elle n’y fut pas enfoncée jusqu’au cou. Alors, elle retourna dans la petite chambre du Château noir où Harv était mort de phtisie, enveloppa délicatement son corps émacié d’un linceul de soie blanche et le porta en terre. Comme elle avait trouvé des lis sauvages qui avaient envahi le jardin d’agrément près du cottage du petit pêcheur, elle en jeta une brassée dans la tombe avec lui, en même temps que le petit livre de contes pour enfants qu’Harv lui avait offert en cadeau bien des années plus tôt. Harv ne savait pas lire, et bien souvent, la nuit, alors qu’ils étaient assis auprès du feu dans la cour du Château noir, Nell lui avait lu ces contes, et elle se dit qu’il aimerait peut-être les avoir avec lui, quelle que puisse être à présent sa destination.
Remplir la tombe ne prit pas longtemps : la terre émiettée emplissait sans peine le trou. Nell déposa d’autres lis au-dessus du tertre bas et allongé qui marquait désormais la dernière demeure de son frère. Puis elle tourna les talons et pénétra dans le Château noir. Les murs de granité terne avaient accroché les reflets saumon du ciel au crépuscule, et elle soupçonnait qu’un superbe soleil couchant devait être visible depuis la chambre au sommet de la haute tour où elle avait installé sa bibliothèque.
Lente était l’ascension par l’escalier humide et moisi qui montait en colimaçon à l’intérieur de la plus haute tour du Château noir. Dans la chambre circulaire aménagée au sommet et dotée tout autour de fenêtres à meneaux, Nell avait rangé tous les ouvrages qu’elle avait réunis durant sa quête : des livres offerts en cadeau par Pourpre, des livres de la bibliothèque personnelle du Souverain des Pies, le premier Roi des Fées qu’elle ait vaincu, et d’autres livres encore, venus du palais du djinn, de Castel Turing, et de quantité d’autres bibliothèques secrètes ou salles au trésor qu’elle avait découvertes ou pillées en cours de route. Et, bien sûr, il y avait la librairie entière du roi Coyote, qui contenait tant de livres qu’elle n’avait même pas encore eu le temps d’y jeter un œil.