Elle comprenait maintenant pourquoi Harv tripotait toujours les choses au lieu de leur parler. Elle tripota donc le MC pendant un bout de temps, jusqu’à ce qu’elle tombe enfin sur les mêmes médiaglyphes que ceux utilisés par Harv pour choisir son matelas. L’un montrait un homme et une femme endormis dans un très grand lit.
Un homme et une femme dans un lit un poil plus petit. Un homme tout seul. Une petite fille toute seule. Un bébé.
Nell tapota le bébé. Le cercle blanc à fente verte apparut, la musique joua, le MC siffla et s’ouvrit.
Elle l’étala par terre et le présenta cérémonieusement à Dinosaure, qui était trop petit pour savoir sauter dessus à pieds joints ; alors, Nell lui fit une petite démonstration. Puis elle retourna devant le MC et lui fit faire des matelas pour Canard, Peter et Pourpre. À présent, une bonne partie de la cuisine était couverte de matelas, et elle se dit que ça serait rigolo que toute la pièce ne soit plus qu’un seul immense matelas, aussi en fit-elle faire deux de la taille maximale. Puis elle en rajouta un pour Tequila et un autre encore pour Rog, son petit ami.
Quand Harv revint, sa réaction fut partagée entre la terreur et la crainte respectueuse. « M’man va nous faire dérouiller par Rog, si elle voit ça ! Faut qu’on décompe tout ça vite fait. »
Sitôt dit, sitôt fait. Nell expliqua la situation aux enfants, avant d’aider Harv à fourrer tous les matelas, sauf le sien, dans la trappe du décompilateur. Harv dut mobiliser toutes ses forces pour arriver à refermer la trappe. « Maintenant, on a plus qu’à espérer que tout ce bazar sera décompé avant le retour de Maman. Ça risque de prendre un bail. »
Plus tard, ils allèrent se coucher mais ils ne s’endormirent pas tout de suite, redoutant d’entendre s’ouvrir la porte d’entrée. Mais ni Maman ni Rog ne rentrèrent cette nuit-là. M’man se pointa finalement dans la matinée ; elle se changea pour passer sa tenue de bonne et courut prendre le bus pour la clave des Vickys, mais elle avait laissé toutes ses ordures par terre au lieu de les jeter dans le vidoir. Quand Harv vérifia son contenu un peu plus tard, il était vide.
« C’est pas passé loin, dit-il. Faut que tu fasses plus attention quand tu te sers du matri-compilateur, Nell.
— C’est quoi, un matri-compilateur ?
— C’est un compilateur de matière. On dit MC pour aller plus vite.
— Pourquoi ?
— Parce que MC, c’est les initiales de matri-compilateur. En tout cas, c’est ce qu’on dit.
— Pourquoi ?
— C’est comme ça. En lettres, je suppose.
— C’est quoi, des lettres ?
— Des espèces de médiaglyphes sauf que c’est tout noir, tout petit, que ça bouge pas, que c’est vieux, pas rigolo et vachement dur à lire. Mais on peut s’en servir pour faire des mots courts à la place des mots longs. »
Hackworth arrive au travail ; une visite à l’Atelier de Conception ; l’activité de M. Cotton
La pluie perlait sur les orteils spectaculaires des bottes d’Hackworth lorsqu’il franchit à grands pas la grille de fer forgé. Les gouttelettes réfléchissaient le gris argenté du ciel avant de rouler sur les patins de la pédomotive puis de goutter sur les pavés gris-brun à chacun de ses pas. Hackworth bouscula en s’excusant un groupe compact d’Hindous à la démarche incertaine. Leurs lourds souliers étaient traîtres sur le pavé humide, et ils marchaient le menton relevé pour ne pas avoir le cou cisaillé par leur haut col blanc. Ils s’étaient levés bien des heures plus tôt, dans leurs antres exigus des hautes tours, ces consignes à chair humaine installées sur l’île au sud de New Chusan qui appartenait aux Hindoustanis. Au petit jour, ils s’étaient introduits dans Shanghai en motopatins ou en vélocipèdes, soudoyant l’un ou l’autre policier, pour emprunter la Chaussée qui reliait New Chusan à la métropole. La Machine-Phase Systems Limited savait qu’ils venaient, parce qu’ils venaient tous les jours. La compagnie aurait pu installer un bureau d’embauche plus près de la Chaussée, voire à Shanghai même. Mais l’entreprise préférait voir les demandeurs d’emplois faire le long trajet jusqu’au campus principal pour remplir les formulaires d’embauche. La difficulté d’accès empêchait les gens de venir sur un coup de tête, et la présence perpétuelle de cette foule – pareille à un vol d’étourneaux affamés lorgnant un pique-nique – rappelait à tous leur chance d’avoir un emploi quand tant d’autres attendaient de prendre leur place.
L’Atelier de conception reproduisait un campus universitaire, et plus encore que ne l’avaient prévu à l’origine ses architectes. Si un campus était un quadrilatère de verdure délimité par d’imposantes structures gothiques hédériformes, alors il s’agissait bien d’un campus. Mais si un campus était également une espèce d’usine, dont l’essentiel de la population était confiné en rangs et en colonnes dans de vastes salles mal aérées où elle passait ses journées à l’exécution de tâches essentiellement répétitives, alors l’Atelier de conception méritait également le nom de campus.
Hackworth obliqua pour traverser Merkle Hall. Le bâtiment était gothique et fort vaste, comme l’essentiel des structures de l’Atelier. Son plafond voûté était décoré d’une fresque matérielle, c’est-à-dire posée sur le plâtre humide. Comme l’édifice tout entier, la fresque exceptée, était sorti directement de l’Alim, il aurait été plus simple d’incorporer un médiatron dans le plafond pour afficher un programme de fresque, qu’on aurait ainsi pu changer de temps en temps. Mais les néo-Victoriens n’utilisaient presque jamais de médiatrons. L’art matériel exigeait l’implication de l’artiste. On ne pouvait le réaliser qu’une fois, et si vous vous plantiez, vous deviez en assumer les conséquences.
Le thème central de la fresque était une troupe de chérubins cybernétiques, chargés chacun d’un atome sphérique, qui convergeaient vers un grand-œuvre en cours de réalisation, une construction formée de plusieurs centaines d’atomes disposés selon une symétrie radiale – censée peut-être évoquer un roulement ou un moteur. Dominait, songeur, toute la scène, imposant mais à l’évidence hors d’échelle, un Ingénieur, nanophénoménoscope autour du front. En réalité, personne n’utilisait vraiment l’appareil – il empêchait toute perception de la profondeur –, mais cela rendait mieux sur la fresque, en permettant de mettre en valeur l’autre œil de l’Ingénieur, bleu acier, dilaté, scrutant l’infini comme l’oculus d’acier d’Arecibo[1]. L’Ingénieur lissait d’une main sa moustache bien cirée. L’autre était glissée dans un nanomanipulateur et l’on avait souligné à l’envi, par un abus de trompe-l’œil glorieux, que c’était lui qui donnait le ton à la compagnie de chérubins porteurs d’atomes, naïades dansant au rythme de ce Neptune ingénieux.
Les angles de la fresque étaient occupés par diverses figures besogneuses : dans l’angle supérieur gauche, Feynman, Drexler et Merkle d’un côté, Chen, Singh et Finkle-McGraw de l’autre, reposaient sur une boule surnaturelle, les uns plongés dans des livres, les autres désignant l’œuvre en cours, d’un geste qui évoquait la critique constructive. À l’angle supérieur droit, la reine Victoria II, qui réussissait à paraître sereine nonobstant l’inconfort de son perchoir, un trône de diamant massif. La bordure inférieure de l’œuvre était encombrée d’une foule de personnages plus petits, des enfants pour l’essentiel, accompagnés de la sempiternelle mater dolorosa, rangés dans l’ordre chronologique. Sur la gauche, on voyait les esprits des générations passées, apparues trop tôt pour jouir des bienfaits de la nanotechnologie et (même si ce n’était pas montré explicitement, l’implication planait en quelque sorte comme un spectre), ratiboisés par des causes obsolètes nommées cancer, scorbut, explosions de chaudières, déraillements, fusillades en voiture, pogroms, Blitzkrieg, effondrement de galerie de mine, nettoyage ethnique, accident nucléaire, chute avec des ciseaux, intoxication alimentaire, chauffage d’une maison froide avec des briquettes de charbon de bois, ou éventration par des bovidés. Détail surprenant, aucun ne semblait renfrogné ; tous au contraire observaient les activités de l’ingénieur et de sa brigade angélique, leur petit visage rebondi tout illuminé par la lumière centrale, libérés (comme Hackworth l’ingénieur, prenant au mot l’allégorie, le supposait) par l’énergie aveuglante des atomes en chute libre tourbillonnante vers leur puits de potentiel.
1
Célèbre radiotélescope de trois cents mètres de diamètre, installé au fond d’un ancien cratère dans l’île de Porto-Rico. (