Les tortures des heures qui suivirent furent d’une nature purement expérimentale et préliminaire. Elles ne durèrent pas longtemps et n’occasionnèrent aucun dommage irrémédiable. Ces filles s’étaient fait un métier de ligoter et torturer les gens d’une manière qui ne laissait pas de trace, et c’était à vrai dire la seule chose qu’elles savaient faire. Quand la meneuse s’avisa de plaquer une cigarette contre la joue de Nell, c’était entièrement inédit, et les autres filles en restèrent plusieurs minutes interdites et silencieuses. Nell sentit que la plupart n’avaient pas le cran de se livrer à de telles exactions et voulaient simplement la remettre aux Poings en échange de leur statut de citoyennes du Céleste Empire.
Les Poings commencèrent d’arriver une douzaine d’heures plus tard. Certains étaient vêtus de stricts complets civils, d’autres portaient l’uniforme des vigiles de l’immeuble, d’autres encore donnaient l’impression de s’être fringués pour aller en boîte draguer les filles.
Tous avaient une mission précise dès leur arrivée. Il était évident que cette suite allait plus ou moins tenir lieu de Q.-G. local quand la rébellion aurait commencé pour de bon. Ils se mirent à apporter des fournitures avec le monte-charge et paraissaient passer un temps considérable au téléphone. De nouveaux contingents arrivaient d’heure en heure, jusqu’au moment où ils furent près de deux douzaines à occuper la suite de Madame Ping. La plupart étaient crevés, crasseux, et ils filaient se coucher pour s’endormir aussitôt.
En un sens, Nell aurait préféré qu’ils fassent ce qu’ils avaient à faire et qu’on n’en parle plus. Mais il ne se passa rien durant un bon bout de temps. À l’arrivée des premiers Poings, les filles les conduisirent auprès de Nell qu’on avait fourrée sous un lit et qui gisait maintenant dans une mare de sa propre urine. Le chef lui braqua brièvement une lampe sur le visage, avant de se détourner, pas intéressé le moins du monde. On aurait dit qu’une fois vérifié que les filles avaient accompli leur part pour la révolution, Nell cessait pour lui d’avoir le moindre intérêt.
Elle supposa qu’il était inévitable que, le moment venu, ces hommes prendraient avec elle ces libertés qu’on a toujours considérées, pour ces combattants rebelles qui se sont délibérément coupés des influences féminines débilitantes de la société civilisée, comme un droit de réquisition à l’égard de celles qui ont eu l’infortune d’être leurs captives. Pour rendre cette perspective encore moins attrayante, elle avait pris la mesure désespérée de se laisser souiller par les émissions fétides de ses fonctions naturelles. Mais la plupart des Poings étaient trop occupés et, dès que le plus moche des fantassins se pointait, les filles de Madame Ping étaient trop heureuses de se rendre utiles en ce domaine. Nell réfléchit qu’une poignée de soudards qui se retrouvaient consignés dans un bordel arrivaient tout naturellement avec un certain nombre d’idées préconçues et que les occupantes des lieux seraient bien mal avisées de les décevoir à cet égard.
Nell était entrée dans le siècle pour trouver son destin, et voilà ce qu’elle avait trouvé. Elle comprenait dorénavant mieux que jamais la sagesse des remarques de Miss Matheson sur l’hostilité du monde et l’importance d’appartenir à une tribu puissante ; tout l’intellect de Nell, tout son vaste savoir, tous ses talents accumulés au long d’une vie de formation intense ne pesaient d’aucun poids en face d’une poignée de paysans organisés. Elle n’arrivait pas vraiment à dormir dans sa position actuelle : elle divaguait au seuil de la conscience, visitée parfois par des hallucinations et des rêves éveillés. Plus d’une fois, elle rêva que l’Agent avait revêtu sa tenue d’hoplite pour venir la sauver ; et sa douleur quand elle reprenait entièrement conscience et réalisait que son esprit lui avait menti était pire que n’importe quelle torture infligée par ses bourreaux.
À la longue, ils se lassèrent de la puanteur émanant de sous le lit et la tirèrent de sa mare de fluides corporels à demi desséchés. Sa capture remontait à trente-six heures au moins. La meneuse des filles, celle qui lui avait collé la cigarette sur la joue, trancha le ruban rouge, coupant en même temps la chemise de nuit d’une saleté immonde. Les membres de Nell s’affalèrent au sol, inertes. La meneuse avait apporté un de ces fouets qu’elles employaient parfois avec leurs clients et elle s’en servit pour la frapper jusqu’à ce que la circulation revienne. Cela attira un petit groupe de rebelles qui s’entassèrent dans la chambre pour mieux jouir du spectacle.
La fille traîna Nell, à quatre pattes, vers un placard à balais et la força à en sortir un seau et une serpillière. Puis elle l’obligea à nettoyer les saletés sous le lit, inspectant fréquemment le résultat et la battant ensuite, dans un simulacre apparent de riche Occidental grondant un pauvre chien errant. Il devint clair, au bout de la troisième ou quatrième séance de récurage, que ce manège visait plus la distraction des soldats que des raisons d’hygiène.
Puis, ce fut le retour au placard à balais, où Nell fut de nouveau ligotée, cette fois avec des entraves ultralégères, et abandonnée là, par terre dans l’obscurité, nue et sale. Quelques minutes après, on vint y jeter ses possessions – quelques habits qui ne plaisaient pas aux filles, et un bouquin qu’elles étaient incapables de lire.
Quand elle fut certaine que la fille au fouet était partie, elle s’adressa à son Manuel et lui demanda de faire de la lumière.
Elle avisa un gros matri-compilateur posé au fond du placard ; les filles s’en servaient pour fabriquer les objets de grande taille dont elles avaient besoin. Cet immeuble était apparemment relié à l’Alim de Pudong en République côtière, puisque les services d’Alim n’avaient pas été coupés avec l’explosion de la Chaussée ; d’ailleurs, les Poings n’y auraient sans doute pas établi leur quartier général s’il avait été coupé de tout.
Une fois toutes les deux heures environ, un Poing entrait dans ce cagibi et ordonnait au MC de créer quelque chose, en général un banal produit en vrac, genre ration alimentaire. En deux de ces occasions, Nell subit les outrages dont elle avait depuis le début redouté la survenue inéluctable. Elle ferma les yeux durant l’accomplissement de ces atrocités, sachant que, quoi que ces individus et leurs acolytes puissent faire endurer au simple réceptacle de son âme, cette dernière demeurait aussi sereine, aussi protégée de leur étreinte que l’est la pleine lune des incantations furieuses d’un chaman aborigène. Elle essaya plutôt de réfléchir à la machine qu’elle était en train de concevoir avec l’aide du Manuel, à l’engrènement de ses rouages et à la disposition de ses roulements, à la programmation de la logique à barrettes et au stockage de sa force motrice.
Lors de sa seconde nuit au placard, après que la majorité des rebelles se furent couchés et que l’utilisation du matri-compilateur eut apparemment cessé pour la nuit, elle donna l’ordre au Manuel de charger son plan dans la mémoire du MC, puis elle rampa jusqu’à la machine et actionna le bouton marche avec la langue.
Dix minutes plus tard, la machine se repressurisait avec un cri perçant. Toujours avec la langue, Nell commanda l’ouverture de la porte. Un sabre et un couteau reposaient sur le plancher du MC. Elle se retourna, à tout petits mouvements précautionneux, respirant profondément pour ne pas gémir de la douleur émanant des parties de son corps les plus fragiles et les plus vulnérables, malgré tout vicieusement lésées par ses ravisseurs. Elle tendit vers l’arrière ses mains entravées et saisit le manche du couteau.