Des pas se rapprochaient dans le couloir. Quelqu’un avait dû entendre siffler le MC et se dire qu’il était l’heure de manger. Mais Nell ne pouvait précipiter les choses ; elle devait rester prudente.
La porte s’ouvrit. C’était un des officiers, peut-être l’équivalent d’un sergent. Il lui braqua une torche sur le visage, puis étouffa un rire et alluma le plafonnier.
Le corps de Nell lui bloquait la vue de la machine, mais il était évident que la prisonnière cherchait à attraper quelque chose. Sans doute se dit-il que ce n’était que de la nourriture.
Il entra dans le placard et lui flanqua négligemment un coup de pied dans les côtes avant de la saisir par le bras pour l’éloigner du MC, lui faisant tellement mal aux poignets que les larmes ruisselèrent sur son visage. Mais elle ne lâcha pas le couteau.
Le Poing regardait à l’intérieur du MC. Il resta abasourdi, et ça devait durer un certain moment. Nell manœuvra le couteau pour que la lame ne touche que le lien reliant les menottes, puis elle pressa le bouton MARCHE. Ça réussit : le fil de la lame s’anima, telle une tronçonneuse nanotech, et cisailla le lien en un instant, aussi facilement qu’on coupe un ongle. Sur son élan, Nell ramena ensuite l’arme devant elle et l’enfouit dans les reins du rebelle.
Il chut sans un mot – ne ressentant aucune douleur de la blessure, ni d’ailleurs d’aucun point situé au-dessous de la ceinture. Avant qu’il ait pu saisir de quoi il retournait, elle avait de nouveau plongé le couteau à la base du crâne.
Il portait la tenue toute simple des paysans : pantalon indigo et débardeur. Elle les enfila. Puis elle noua ses cheveux sur la nuque à l’aide de bouts de ficelle coupés sur un balai à frange et consacra une ou deux précieuses minutes à faire des étirements des quatre membres.
Aussitôt après, direction le couloir, le couteau glissé dans la ceinture, le sabre tenu à deux mains. Au premier coin, elle coupa en deux un homme à l’instant même où il sortait de la salle de bains : emportée par l’inertie, la lame du sabre creusa dans le mur une longue entaille. Cet assaut avait engendré l’épanchement d’une quantité de sang prodigieuse, que Nell préféra oublier le plus vite possible. Un autre homme était en faction sur le palier de l’ascenseur et, lorsqu’il arriva, attiré par le bruit, elle le transperça rapidement à plusieurs reprises, emportant cette fois une page du livre de Napier.
Les ascenseurs étaient désormais soumis à un contrôle centralisé et sans doute placés sous surveillance ; au lieu de presser le bouton d’appel, elle découpa un trou dans les portes, rengaina son épée, pénétra dans la cage et s’accrocha à une échelle de service qui courait sur la paroi.
Elle se força à descendre avec lenteur et précaution, en s’aplatissant contre les barreaux chaque fois qu’une cabine passait. Le temps qu’elle ait descendu une cinquantaine d’étages, l’immeuble s’était réveillé pour de bon : toutes les cabines étaient en service, et quand elles passaient à sa hauteur, elle pouvait entendre à l’intérieur des voix discuter avec animation.
La cage était inondée de lumière plusieurs niveaux en dessous. On avait forcé les portes. Deux Poings passèrent prudemment la tête à l’intérieur et se mirent à scruter la cage de haut en bas, en braquant çà et là leurs torches. Plusieurs étages en dessous, d’autres Poings finissaient de forcer une autre porte, mais ils durent prestement rentrer la tête, quand une cabine montante faillit les décapiter.
Elle avait imaginé tout d’abord que le bordel de Madame Ping avait accueilli une cellule isolée de rebelles, mais il était maintenant clair que les Poings avaient investi la plupart, sinon la totalité des étages de l’immeuble. D’ailleurs, l’intégralité de Pudong faisait peut-être dorénavant partie du Céleste Empire. Nell était considérablement plus isolée qu’elle ne l’avait craint.
La peau de ses bras s’éclaira en rose jaunâtre dans le faisceau d’une torche venant d’en dessous. Elle ne commit pas l’erreur de baisser les yeux au risque d’être éblouie ; c’était d’ailleurs inutile : la voix excitée de l’homme lui révéla qu’elle avait été découverte. Un instant après, la lumière disparut et la cabine montante s’interposa entre Nell et les Poings qui l’avaient repérée.
Elle se souvint d’Harv et de ses copains avec leurs séances de surf sur ascenseur dans leur vieil immeuble et estima le moment opportun pour s’y mettre. Au moment où la cabine parvenait à sa hauteur, elle sauta de l’échelle, tâchant de se donner une poussée suffisante pour égaler sa vélocité. Elle atterrit rudement sur le toit, car la cabine montait plus vite qu’elle ne pouvait sauter. Sous le choc, ses pieds se dérobèrent et elle tomba à la renverse, projetant les bras en arrière comme Dojo le lui avait enseigné, pour absorber l’impact avec les poings et les avant-bras plutôt que le dos.
Redoublement de voix surexcitées à l’intérieur de la cabine. La trappe d’accès au toit jaillit dans les airs, délogée de son cadre par un adroit coup de pied jeté d’en dessous. Une tête apparut brusquement par l’ouverture ; Nell l’embrocha sur son poignard. L’homme retomba dans la cabine. Il était inutile de s’attarder ; les événements se précipitaient, et Nell n’avait d’autre choix que la violence. Elle roula sur le ventre et, projetant violemment les pieds en avant, sauta par la trappe dans la cabine, atterrit lourdement sur un cadavre et, chancelante, se redressa sur un genou. En sautant, elle s’était éraflé la pointe du menton au rebord de la trappe et s’était de surcroît mordu la langue, aussi était-elle un peu étourdie. Un type émacié coiffe d’un bonnet de cuir noir se tenait juste au-dessus d’elle ; il voulut saisir son arme et, alors qu’elle lui transperçait le thorax de son poignard, elle heurta quelque chose derrière elle. Elle se releva d’un bond et pivota, terrifiée, le couteau prêt à frapper, pour découvrir un autre homme, bien plus terrifié qu’elle, vêtu d’un bleu de travail, figé près du panneau de commande de l’ascenseur, et qui était en train de hurler, les bras levés devant son visage.
Nell recula d’un pas, rabaissa la pointe du couteau. L’homme portait l’uniforme d’un ouvrier d’entretien, et on l’avait manifestement arraché à ses activités pour lui confier les commandes de l’ascenseur. Celui que Nell venait de tuer, le type au bonnet de cuir noir, devait être un vague sous-officier de la rébellion qui ne pouvait se rabaisser à presser les boutons lui-même.
« Vous arrêtez pas ! montez ! montez ! » lui dit-elle en indiquant le plafond. La dernière chose qu’elle voulait, c’était qu’il arrête la cabine à l’étage de Madame Ping.
L’homme s’inclina rapidement plusieurs fois de suite, tripota son tableau de commande, puis se retourna vers Nell, avec un sourire reconnaissant.
En tant que citoyen de la République côtière employé dans les services, il connaissait quelques mots d’anglais, et Nell savait quelques mots de chinois. « En bas… des Poings ? demanda-t-elle.
— Beaucoup Poings.
— Rez-de-chaussée… Poings ?
— Oui. Beaucoup Poings rez-de-chaussée.
— La rue… Poings ?
— Poings, armée se battre dans la rue.
— Autour de cet immeuble ?
— Poings autour immeuble partout. »
Nell avisa le panneau de commande de l’ascenseur : quatre colonnes serrées de boutons, aux couleurs différentes selon l’affectation de chaque niveau : en vert, les commerces ; en jaune, les logements ; en rouge, les bureaux ; en bleu, les étages de service. La plupart de ces derniers étaient en sous-sol, mais il y en avait un, cinq niveaux avant le toit.