C’était la tribu de Nell, et elles étaient venues sauver leur chef. Nell tourna les talons et se précipita dans l’escalier.
Le temps qu’elle ait rejoint le rez-de-chaussée et jailli, assez étourdiment, dans le hall d’accueil, les filles avaient défoncé en plusieurs endroits les murs de l’immeuble pour y faire irruption et submerger ses derniers défenseurs. Elles agissaient par groupes de quatre : une fille (la plus grande) se ruait sur un adversaire, brandissant un pieu de bambou aiguisé pointé sur sa poitrine. Pendant qu’elle accaparait son attention de la sorte, deux autres filles (les plus petites) convergeaient sur lui de part et d’autre. Elles le saisissaient chacune par une jambe et, avec ensemble, le soulevaient dans les airs. Dans l’intervalle, la quatrième (la plus rapide) était passée derrière la victime pour lui enfoncer dans le dos la lame d’un couteau ou toute autre arme blanche. Nell vit appliquer cette technique six ou sept fois, sans le moindre échec, et sans autre dommage pour les filles que quelques bleus ou éraflures.
Elle ressentit soudain un instant de panique totale, lorsqu’elle crut qu’elles s’apprêtaient à lui faire subir le même sort ; mais après qu’elles l’eurent soulevée dans les airs, aucune attaque ne survint de l’avant ou de l’arrière, et pourtant des filles continuaient d’arriver de partout, ajoutant chacune sa modeste contribution au but suprême qui était d’élever Nell le plus haut possible dans les airs. Tandis que les derniers opposants étaient traqués et anéantis jusque dans les ultimes recoins du hall, Nell se retrouva juchée sur les épaules de ses petites sœurs et conduite vers l’entrée de l’immeuble pour gagner l’esplanade, où près de cent mille filles – Nell était incapable de compter tous les régiments et les brigades – s’agenouillèrent avec ensemble, comme toutes frappées par un vent divin, et lui présentèrent la panoplie de leurs armes, pieux de bambou, pics, pioches, tuyaux de plomb et nunchakus. Les commandantes provisoires de ses divisions se tenaient au premier rang, accompagnées de ses ministres provisoires de la défense, des affaires étrangères, de la recherche et du développement : toutes s’inclinèrent avec une révérence de leur cru, intermédiaire entre la courbette chinoise et le salut victorien.
Nell aurait dû être muette et paralysée de stupeur, mais non : pour la première fois de sa vie, elle comprenait pourquoi on l’avait mise au monde et se sentait enfin à l’aise dans sa situation. À un moment, son existence n’était qu’une horreur absurde, l’instant d’après, tout prenait un sens éclatant. Elle se mit à parler, les mots lui venaient avec la même aisance que si elle les avait lus sur les pages du Manuel. Elle acceptait l’allégeance de l’Armée des Souris, les félicitait pour leurs actes héroïques et, balayant du geste l’esplanade, par-delà les têtes de ses petites sœurs, elle embrassa les milliers et milliers de résidents isolés en Nouvelle-Atlantis, à Nippon, en Israël et dans toutes les autres Tribus extérieures. « Notre premier devoir est de les protéger, dit-elle. Montrez-moi la situation de la ville et de tous ceux qui l’habitent. »
Elles voulaient la porter, mais elle sauta sur les pavés de l’esplanade pour se diriger à pied vers leurs rangs, qui s’ouvrirent pour lui laisser le passage. Les rues de Pudong étaient remplies de réfugiés affamés et terrifiés, et, passant parmi eux, vêtue d’une simple tenue de paysanne maculée de son sang et de celui des autres, les entraves brisées pendant encore aux poignets, suivie du cortège de ses généraux et de ses ministres, s’avançait la princesse barbare, avec son livre et son épée.
Carl Hollywood va se promener sur les quais
Carl Hollywood fut réveillé par un carillonnement à ses oreilles et une brûlure à la joue qui s’avéra due à un éclat de vitre long de trois centimètres enfoncé dans sa chair. Quand il s’assit sur le lit, celui-ci émit une série de cliquetis et de craquements en se délestant d’un lourd fardeau de verre brisé, en même temps que l’assaillait un flot d’exhalaisons fétides venues de l’extérieur par la fenêtre défoncée. Les vieux hôtels avaient leur charme, mais leurs inconvénients aussi – comme des carreaux en matériaux antiques.
Par chance, un reste d’instinct de cow-boy du Wyoming l’avait amené à laisser ses bottes au pied du lit la veille au soir. Il les renversa l’une après l’autre et vérifia qu’elles ne contenaient aucun éclat de verre avant de les enfiler. Ce ne fut qu’après s’être entièrement habillé et avoir récupéré toutes ses affaires qu’il se rendit à la fenêtre.
Son hôtel était situé près des quais du Huangpu. Regardant sur l’autre rive, il vit que de vastes secteurs de Pudong apparaissaient comme des taches noires sur le fond indigo du ciel au petit matin. Quelques immeubles, raccordés aux Alims indigènes, étaient encore éclairés. Sur sa rive, la situation n’était pas aussi simple ; contrairement à Pudong, Shanghai avait connu bien des guerres et avait par conséquent été prévue pour résister ; la cité était truffée de sources d’approvisionnement secrètes : vieux groupes électrogènes, Alims et Sources privées, réservoirs d’eau et citernes. La population avait gardé l’habitude d’élever des poulets à l’ombre du gratte-ciel de la Hongkong & Shanghai Banking Corporation. Shanghai saurait résister à l’assaut des Poings bien mieux que Pudong.
Mais Carl Hollywood était un Blanc, et lui risquait de ne pas y résister du tout. Mieux valait traverser la rivière et rejoindre Pudong, avec le reste des Tribus extérieures.
D’ici aux quais, il y avait trois pâtés de maisons ; mais on était à Shanghai et cet intervalle était truffe de l’équivalent, dans toute autre cité, de kilomètres de complications. Le problème essentiel allait être les Poings : il entendait déjà les « Sha ! Sha ! » qui montaient de la rue, et, en glissant une lampe de poche à travers les barreaux de son balcon, il découvrit des masses de Poings, enhardis par la destruction des Alims étrangères, qui couraient en exhibant sans honte leurs brassards et bandeaux écarlates.
S’il n’avait pas eu les yeux bleus et mesuré un mètre quatre-vingt quinze, il aurait sans doute essayé de se grimer en Chinois pour se glisser jusqu’aux quais, et cela n’aurait sans doute pas marché. Il fouilla dans la penderie et sortit son grand pardessus, qui lui battait presque les chevilles. Il était à l’épreuve des balles et des projectiles nanotech.
Il y avait dans ses bagages un étui allongé qu’il avait posé sur l’étagère sans l’ouvrir. Ayant entendu parler de désordres, il avait pris la précaution d’apporter avec lui ces reliques : un fusil à pompe de calibre 44 à culasse gravée, équipé d’une lunette de visée optique et, ultime recours, un revolver Colt. C’étaient des armes inutilement prestigieuses, mais il s’était depuis longtemps débarrassé de toutes celles qui étaient dénuées de valeur historique ou artistique.
Deux détonations retentirent à l’intérieur de l’immeuble, tout près de sa chambre. Bientôt, on frappa à sa porte. Carl s’enveloppa dans son pardessus, au cas où l’intrus se déciderait de tirer à travers le battant, puis il jeta un œil par le judas. À sa surprise, il découvrit un gentleman anglo-saxon à cheveux blancs et moustache en guidon de vélo, qui tenait un semi-automatique. Carl l’avait rencontré la veille au bar de l’hôtel ; il essayait de régler une vague affaire avant la chute de Shanghai.