Ce n’avait pas été une si bonne idée : si jamais d’autres tireurs embusqués avaient assisté à la scène, ils voudraient se débarrasser de lui, quel que soit leur camp. Carl engagea une autre balle dans la culasse, puis laissa son fusil pendre négligemment, pointé vers le sol, histoire de moins se faire remarquer. Il glissa sa main libre sous l’aisselle du colonel pour l’aider à continuer de marcher. Les bouts de sa moustache frétillaient, tandis qu’il continuait imperturbablement son inénarrable baratin ; Carl n’en saisit pas un traître mot mais lui adressa un signe de tête encourageant. Même le plus farouche néo-Victorien n’aurait pu se laisser prendre à ce numéro de flegme forcé ; Carl se rendit bientôt compte qu’il fallait le prendre au second degré. Pour le colonel Spence, c’était moins une façon de dire qu’il n’avait pas la trouille que, par une sorte de code, d’admettre sans perdre la face qu’il avait bien au contraire le trouillomètre à zéro et, pour Carl, de reconnaître qu’il ne valait guère mieux.
Un groupe de Poings les attaqua simultanément ; les Zoulous en descendirent deux, l’Israélien de tête un troisième, mais un quatrième parvint à s’infiltrer et son couteau rebondit sur le gilet de protection de l’Israélien. Carl releva son fusil, calant la crosse entre le bras et le corps, et tira à hauteur de hanche. Le recul manqua lui faire échapper son arme ; le Poing fit quasiment un saut périlleux arrière.
Il n’arrivait pas à croire qu’ils n’aient toujours pas réussi à attendre les quais ; cela faisait des heures qu’ils se tapaient ce cirque. Quelqu’un le heurta violemment dans le dos, ce qui le fit trébucher vers l’avant ; il se retourna et vit un type qui cherchait à le transpercer à la baïonnette. Un autre se précipita et essaya de lui arracher le fusil des mains. Carl, trop surpris pour réagir aussitôt, finit par lâcher Spence pour se retourner et lui fourrer les doigts dans les yeux. Une violente explosion l’assourdit : il se retourna et vit que Spence avait pivoté pour tirer sur l’assaillant à la mitraillette. L’Israélien qui fermait la marche avait purement et simplement disparu. Carl braqua son arme vers les hommes qui convergeaient sur eux de l’arrière ; son fusil plus le pistolet de Spence dégagèrent un espace bienvenu dans leur sillage. Mais quelque chose de plus puissant, de plus effrayant chassait d’autres personnes qui arrivaient par leur flanc, et quand Carl voulut se rendre compte de la situation, il s’aperçut qu’il y avait maintenant une vingtaine de Chinois entre les Zoulous et lui. La panique et la souffrance se lisaient sur leurs traits ; ils n’attaquaient pas : ils étaient attaqués.
Soudain, tous les Chinois eurent disparu. Carl et le colonel Spence se retrouvèrent mêlés à une petite douzaine de Boers – pas seulement des hommes, mais des femmes, des enfants et des vieillards, tout un laager, un camp entier en déplacement. D’instinct, tous se ruèrent vers l’avant, réabsorbant bientôt l’avant-garde du petit groupe de Carl. Ils n’étaient plus qu’à un pâté de maisons du fleuve.
Le chef des Boers, un quinquagénaire corpulent, dut estimer que Carl Hollywood était le meneur de la petite troupe, et, rapidement, ils redéployèrent leurs maigres effectifs pour l’ultime assaut en direction des quais. Le seul souvenir que Carl devait garder de cette conversation fut la remarque de l’homme : « À la bonne heure, vous avez des Zoulous. » Les Boers de l’avant-garde portaient des armes automatiques chargées de balles nanotechs garnies d’explosifs à forte puissance qui, utilisées sans discrimination, auraient pu facilement transformer la foule en rempart de chair à pâté ; mais ils tiraient par salves disciplinées, même quand les charges des Poings arrivaient à moins d’une longueur d’épée. De temps en temps, l’un d’eux levait la tête et arrosait une rangée de fenêtres d’une salve en tir automatique ; des fantassins basculaient dans l’obscurité pour dégringoler vers la rue en tournoyant comme des poupées de chiffon. Les Boers devaient être équipés d’un dispositif quelconque de vision nocturne. Le colonel Spence se fit soudain bien pesant sur le bras de Carl, qui réalisa que l’officier était inconscient, ou pas loin. Carl repassa le fusil sur son épaule, se pencha et souleva Spence pour le porter comme un secouriste.
Ils débouchèrent enfin sur les quais et établirent aussitôt un périmètre de défense. La question immédiate était : y avait-il des embarcations ? Mais cette région de la Chine était à moitié sous les eaux et possédait apparemment autant de bateaux que de vélos. La plupart avaient apparemment réussi à descendre le cours de la rivière jusqu’à Shanghai durant l’attaque progressive des Poings. Aussi, lorsqu’ils arrivèrent sur la berge, purent-ils découvrir des milliers de personnes dans des embarcations, avides de faire des affaires. Mais comme le fit remarquer à juste titre le chef des Boers, ce serait du suicide de faire éclater leur groupe en le répartissant sur plusieurs barques minuscules et sans moteur : les Poings avaient mis à prix leurs têtes de barbares. Il était bien plus sûr d’attendre qu’accoste un des bâtiments de plus grande taille qui parcourait le chenal : ils pourraient alors marchander avec le capitaine et monter tous ensemble à bord.
Plusieurs navires, du yacht à moteur au chalutier, rivalisaient déjà pour être le premier à accoster : ils couraient bord à bord, inexorablement, pour traverser ce paillis de minuscules embarcations agglutinées le long de la berge.
Un battement rythmé s’était mis à résonner dans leurs poitrines. Au début, on aurait cru un roulement de tambours, mais, à mesure qu’il s’approchait, ce devint le chœur de centaines de milliers de voix chantant à l’unisson : « Sha ! Sha ! Sha ! Sha ! » La route de Nankin se mit à vomir une foule immense, chassée sur le Bund comme des gaz d’échappement propulsés par un piston, qui s’étala tout au long des berges.
Une armée d’hoplites – des guerriers professionnels en armure de combat – marchait vers la rivière, à vingt de front, prenant toute la largeur de la route de Nankin. Ce n’étaient pas des Poings ; mais l’armée régulière, l’avant-garde du Céleste Empire, et Carl Hollywood découvrit, consterné, que le seul obstacle à subsister entre eux et les trente pas qui les séparaient encore des rives du Huangpu était formé par Carl Hollywood, son calibre 44, et une poignée de civils faiblement armés.
Un yacht élégant venait d’arriver à quelques encablures de la rive. Le dernier Israélien, qui parlait couramment mandarin, avait déjà entamé des négociations avec le capitaine.
L’une des Boers, une grand-mère sèche et nerveuse à chignon blanc et béret noir crânement posé dessus, conféra brièvement avec un chef boer. Il acquiesça, puis saisit son visage entre ses mains et l’embrassa.
Elle tourna le dos au fleuve et se mit à marcher vers la tête de la colonne de Célestes qui avançait toujours. Les quelques Chinois assez inconscients pour demeurer le long des quais, par respect pour son âge et sa démence probable, lui ouvrirent le passage.
Les négociations à bord semblaient plus ou moins dans l’impasse. Carl Hollywood voyait certains hoplites bondir à une hauteur d’un ou deux étages pour se précipiter, tête la première, contre les fenêtres de l’Hôtel Cathay.
La grand-mère boer continuait obstinément à progresser, jusqu’au moment où elle se retrouva au milieu du Bund. Le meneur de la colonne céleste s’avança alors, braquant sur elle une espèce d’arme à feu intégrée au bras de son armure, et lui faisant signe de s’écarter avec les autres. La femme boer s’agenouilla avec précaution au milieu de la route, joignit les mains en signe de prière et inclina la tête.