Il parvint finalement devant une généreuse portion de front de mer gardée par de jeunes Chinoises de douze ans. Là, il présenta ses lettres de créance, émanant de Sa Majesté la reine Victoria II, et dont le libellé était si impressionnant que de nombreuses jeunes filles se rassemblèrent autour pour les admirer. Carl Hollywood fut surpris de toutes les entendre s’exprimer dans un anglais impeccable au style victorien assez prononcé. Elles semblaient préférer cette langue pour discuter de matières abstraites, mais lorsqu’il s’agissait de détails pratiques, elles revenaient au mandarin.
On lui fit passer les lignes pour pénétrer dans le camp de l’Armée des souris, qui se réduisait à un hôpital de campagne pour tous les rebuts en haillons, malades ou blessés des autres phyles. Ceux qui n’étaient pas étendus sur le dos, soignés par des souris infirmières, étaient assis sur le sable, les bras autour des genoux, et fixaient la mer en direction de New Chusan. La grève était relativement en pente douce à cet endroit, et on pouvait patauger dans les vagues jusqu’à un bon jet de pierre du rivage.
Une personne l’avait fait : une jeune femme dont les longs cheveux cascadaient sur les épaules et traînaient dans l’eau autour de sa taille. Elle avait le dos à la plage, tenait un livre entre ses mains, et resta ainsi un long moment sans bouger.
« Qu’est-ce qu’elle fait là-bas ? » demanda Carl Hollywood à la militaire qui l’escortait et portait cinq étoiles à son revers. À Pudong, il avait déchiffré leurs insignes : cinq étoiles signifiaient qu’elle était responsable de 45 éléments, soit 1024 personnes. Elle commandait donc un régiment.
« Elle invoque sa mère.
— Sa mère ?
— Sa mère est sous les vagues, expliqua la fille. C’est une reine.
— Reine de quoi ?
— C’est la reine des Tambourinaires qui vivent sous les flots. »
Dès lors, Carl Hollywood sut que la princesse Nell cherchait également Miranda. Il laissa sur le sable son grand manteau et s’avança en pataugeant dans le Pacifique, accompagnée par l’officier, en se maintenant à bonne distance de Nell, en partie par simple respect, et en partie parce qu’elle avait une épée glissée à la taille. Le visage penché, elle examinait son livre ouvert, l’œil fixe comme une loupe, et il s’attendait presque à voir les feuillets se ratatiner et roussir sous l’intensité de son regard.
Elle quitta un instant le Manuel. L’officier lui parla à voix basse. Carl Hollywood ignorait le protocole quand on se retrouvait à mi-cuisse dans la mer de Chine orientale, aussi s’avança-t-il pour s’incliner autant que le permettaient les circonstances, avant de tendre à la princesse Nell le rouleau de parchemin de la reine Victoria II.
Elle l’accepta sans un mot et le lut de bout en bout, puis elle revint au début et le parcourut une deuxième fois. Elle le tendit ensuite à son officier, qui le roula de nouveau avec soin. La princesse Nell laissa quelques instants son regard errer vers l’horizon avant de se retourner vers Carl pour le regarder droit dans les yeux et lui dire, d’une voix calme : « J’accepte vos lettres de créances et vous demande de transmettre mes salutations et mes remerciements les plus chaleureux à Sa Majesté, en même temps que mes excuses pour mon incapacité, par suite des événements, à composer une réponse plus solennelle à son aimable missive, ce qui, en d’autres circonstances, eût été bien entendu ma priorité essentielle.
— Je le ferai aussitôt que faire se pourra, Votre Majesté », répondit Carl Hollywood. À ses mots, la princesse parut un instant décontenancée, et elle déplaça les pieds pour garder son équilibre, même si cela ne faisait que trahir une tension sous-jacente. Carl réalisa qu’on ne s’était jamais encore adressé à elle sur ce ton ; que, jusqu’à ce qu’elle soit ainsi reconnue par Victoria, elle n’avait pas encore pris pleinement conscience de sa nouvelle fonction.
« La femme que vous cherchez s’appelle Miranda », lui annonça-t-il.
Toutes pensées de couronnes, de reines et d’armées parurent s’effacer de l’esprit de Nell ; elle n’était plus, de nouveau, qu’une jeune femme, cherchant – quoi au juste ? sa mère ? son mentor ? son amie ? Carl Hollywood lui parla d’une voix basse et douce, qui portait juste assez pour dominer le murmure des vagues. Il lui parla de Miranda, et du livre, et de récits anciens narrant les exploits de la princesse Nell qu’il avait en fait observés des coulisses, quand, bien des années plus tôt, il monitorait le canal utilisé par Miranda, au théâtre Parnasse.
Les deux jours suivants, une bonne partie des réfugiés de la plage purent s’en aller par la voie des eaux ou des airs, mais certains de ces vaisseaux furent détruits dans un embrasement spectaculaire avant qu’ils aient pu se trouver hors de portée des armes du Céleste Empire. Les trois quarts de l’Armée des souris adoptèrent, pour leur évacuation, la technique consistant à se diriger, nues, vers l’océan, et de s’y enfoncer d’un bloc, en se tenant par la main pour former un radeau souple et insubmersible qui traversa peu à peu le bras de mer jusqu’à New Chusan en pagayant lentement sans relâche. Des rumeurs se répandirent bien vite d’un bout à l’autre de la cote ; les frontières tribales semblaient accélérer plutôt qu’entraver ce processus, car les interfaces entre langues et cultures engendraient chaque fois de nouvelles variantes, adaptées aux terreurs et préjugés locaux. La rumeur la plus populaire disait que les Célestes envisageaient d’accorder à tout le monde le libre passage, et que les attaques étaient le fait de mines intelligentes qui avaient échappé à tout contrôle ou, au pire, de quelques officiers fanatiques qui défiaient les ordres et qu’on ne tarderait pas à remettre au pas. Il courait une seconde rumeur, plus étrange, qui incitait certains à demeurer sur la plage et à ne pas se fier aux bâtiments d’évacuation : une jeune femme armée d’un livre et d’une épée créait des tunnels magiques jaillissant des profondeurs pour les conduire tous en lieu sûr. De telles idées étaient bien entendu accueillies avec scepticisme par les cultures plus rationnelles, mais, au matin du sixième jour de siège, la marée de morte-eau vint déposer sur la grève un étrange présage : une récolte d’œufs translucides gros comme des ballons de volley. Quand leurs coquilles fragiles se déchirèrent, on découvrit qu’ils contenaient des sacs à dos sculptés, délicatement percés d’ouïes découpées selon un motif fractal. Un tube rigide sortait de leur partie supérieure et se raccordait à un masque respiratoire. Compte tenu des circonstances, il n’était pas sorcier de deviner l’utilisation de ces appareils. Les gens se les sanglèrent dans le dos, mirent le masque, et plongèrent dans l’océan. L’équipement simulait des branchies en procurant une alimentation constante en oxygène.
Aucun de ces sacs à branchies ne portait d’identification tribale ; ils échouaient sur la plage, par milliers, à chaque marée haute, nés organiquement de la mer. Les Atlantéens, Nippons et autres supposaient chacun qu’ils émanaient de leur propre tribu. Mais beaucoup décelaient un rapport entre ces objets et les rumeurs insistantes courant sur la princesse Nell et ces fameux tunnels déployés sous les vagues. Tous ceux-là se déplacèrent vers le milieu de la côte de Pudong, où l’on avait concentré les tribus les plus faibles, les plus minuscules, celles des doux dingues. Cette contraction de la ligne défensive devint inévitable à mesure que fondaient les effectifs de défenseurs pour cause d’évacuation. Les frontières entre tribus devinrent instables et finirent par se dissoudre : dès le cinquième jour de siège, les barbares étaient tous devenus fongibles et ne formaient plus qu’une masse indifférenciée de plusieurs dizaines de milliers d’individus, parqués à l’extrême pointe de la péninsule de Pudong, dans une zone à peine plus large que deux ou trois pâtés de maisons. Plus loin, c’étaient les réfugiés chinois, en majorité des individus fortement attachés à la République côtière, qui savaient qu’ils ne réussiraient jamais à se fondre dans le Céleste Empire. Ceux-là n’osaient pas envahir le camp de réfugiés, qui étaient toujours puissamment armés, mais en avançant centimètre par centimètre sans jamais reculer, ils faisaient insensiblement décroître le périmètre, tant et si bien que bon nombre de barbares finirent par se retrouver dans l’océan jusqu’aux genoux.