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Les enfants au centre lui tournaient le dos : découpés en silhouettes, ils regardaient en l’air, les bras levés vers la lumière. Ceux de l’angle inférieur droit faisaient contrepoint à l’hôte angélique du coin inférieur gauche ; c’étaient les esprits des enfants à venir, promis à bénéficier de l’œuvre de l’Ingénieur, même s’ils donnaient la nette impression de vouloir naître au plus vite. Ils étaient peints sur un fond de draperies aux ondulations diaprées, telle une aurore boréale, en fait le prolongement des jupes de Victoria II, trônant au-dessus d’eux.

« Veuillez m’excuser, monsieur Cotton », dit Hackworth, presque sotto voce. Il avait travaillé ici dans le temps, durant plusieurs années, et il connaissait l’étiquette. Une centaine de concepteurs étaient assis dans le hall, en rangs bien réguliers. Tous avaient la tête enveloppée dans un phénoménoscope. Les seuls individus conscients de sa présence en ces lieux étaient le surveillant Dürig, ses lieutenants Chu, DeGrado et Beyerley, plus les quelques grouillots postés au garde-à-vous tout autour de la salle. Il était mal vu de surprendre les ingénieurs, aussi convenait-il de les approcher bruyamment mais de leur parler ensuite à voix basse.

« Bien le bonjour, monsieur Hackworth, dit Cotton.

— Bien le bonjour, Demetrius. Prenez votre temps.

— Je suis à vous dans un instant, monsieur. »

Cotton était gaucher. Sa main gauche était glissée dans un gant noir. À l’intérieur, était tissé tout un réseau de structures rigides invisibles à l’œil nu : moteurs, capteurs de position, stimulateurs tactiles. Les capteurs relevaient la position de la main, l’angle de pliage de chaque jointure, et ainsi de suite. Le reste de l’équipement était destiné à lui procurer la sensation de toucher de vrais objets.

Les mouvements du gant étaient limités à un domaine grossièrement hémisphérique d’un rayon moyen d’une coudée ; tant qu’il gardait le bras à peu près posé sur son accoudoir douillet en élastomère, sa main était libre. Le gant était relié à un réseau de fils infinitésimaux qui émergeaient des filières disposées çà et là autour du poste de travail. Les filières jouaient le rôle de bobines motorisées : elles laissaient du mou ou, au contraire, tiraient le gant dans l’une ou l’autre direction, afin de simuler des forces extérieures. En fait, il ne s’agissait pas de moteurs mais de petits organes qui produisaient le fil à la demande et, quand il fallait le retendre ou donner une secousse, le réaspiraient et le digéraient. Chaque filament était ceint d’un manchon protecteur en accordéon de deux millimètres de diamètre, destiné à empêcher des visiteurs imprudents de se trancher les doigts sur ces fils invisibles.

Cotton travaillait sur une espèce de structure complexe formée sans doute de plusieurs centaines de milliers d’atomes. Hackworth put le noter car chaque poste de travail était doté d’un médiatron projetant une image bidimensionnelle de ce que voyait l’utilisateur. Cela facilitait la tâche des surveillants qui arpentaient les allées et pouvaient ainsi vérifier d’un coup d’œil la tâche de chaque employé.

Hackworth nota avec peine que les structures sur lesquelles travaillaient tous ces gens semblaient bien encombrantes, quoiqu’il ait effectué lui aussi un travail analogue durant plusieurs années. L’ensemble du personnel de Merkle Hall travaillait sur des produits de consommation de masse, laquelle en général ne se montrait guère exigeante. Les concepteurs travaillaient en symbiose avec de gros logiciels qui se chargeaient des tâches répétitives. C’était un moyen rapide pour concevoir des produits, avantage essentiel quand il s’agissait de coller à un marché aussi capricieux qu’impressionnable. Mais les systèmes conçus ainsi finissaient toujours par être énormes. Un programme de conception automatique ne pouvait réussir à faire marcher un truc qu’en y rajoutant des atomes.

Qu’ils conçoivent des grille-pains ou des sèche-cheveux nanotechnologiques, tous les ingénieurs de cette salle enviaient le poste d’Hackworth à la Commande, où la concision était une fin en soi, où pas un atome n’était gâché et où chaque sous-système était spécifiquement conçu pour une tâche précise. Un tel travail exigeait intuition et créativité, toutes qualités qui n’avaient pas vraiment cours à Merkle Hall. Mais de temps à autre, à la faveur d’une partie de golf, d’une séance de karaoké ou d’un simple cigare, Dürig ou l’un de ses collègues surveillants pouvait évoquer un jeunot qui semblait montrer des dispositions.

Et parce que lord Alexander Chung-Sik Finkle-McGraw finançait le projet sur lequel travaillait en ce moment Hackworth, le prix n’entrait pas en ligne de compte. Ce projet était le Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles. Le Duc ne souffrait ni faux-fuyant, ni solutions de facilité, la Commande s’était donc dépassée sur ce projet et le moindre atome pouvait se justifier.

Malgré tout, il n’y avait rien de franchement passionnant dans la conception d’une alimentation pour le Manuel illustré, formée pour l’essentiel d’accumulateurs identiques à ceux utilisés partout, des jouets aux appareils aériens. Aussi Hackworth avait-il délégué cette partie de la tâche à Cotton, histoire de voir un peu s’il avait du potentiel.

La main gantée de Cotton voletait et sondait comme un taon englué au milieu d’une toile noire. Sur l’écran médiatronique relié à son poste de travail, Hackworth vit qu’il avait saisi un sous-ensemble de taille moyenne (du moins selon les critères de Merkle Hall), qui devait appartenir à un système nanotechnologique bien plus vaste.

La charte de couleurs utilisées avec ces phénoménoscopes représentait les atomes de carbone en vert, ceux de soufre en jaune, d’oxygène en rouge et d’hydrogène en bleu. Vu de loin, l’assemblage de Cotton avait une dominante turquoise parce qu’il était, pour l’essentiel, formé de carbone et d’hydrogène, et que, à la distance où était situé Hackworth, les milliers d’atomes individuels fusionnaient. L’ensemble formait un réseau de longues tringles rectilignes mais quelque peu hérissées, qui s’entrecroisaient à angle droit. Hackworth y reconnut un système logique à barrettes – un ordinateur mécanique.

Cotton essayait de le fixer à un autre élément plus grand. Hackworth en déduisit que le processus d’auto-assemblage (normalement essayé en premier) n’avait pas dû fonctionner correctement ; c’est pourquoi Cotton essayait d’insérer la pièce à la main. Cela ne réglerait pas le problème initial, mais le retour d’effort kinesthésique transmis par les fils jusqu’à sa main lui permettait de savoir quelles bosses s’alignaient ou non avec les creux correspondants. C’était une approche intuitive, une pratique formellement proscrite par les enseignants à l’Institut royal de nanotechnologie mais fort répandue chez ces vilains garçons si adroits de leurs doigts qui étaient les collègues d’Hackworth.