La rumeur se répandit alors que la princesse Nell avait un sorcier et conseiller du nom de Carl, qui était un beau jour sorti de nulle part, sachant presque tout ce que la princesse Nell savait, plus quelques autres choses qu’elle ne savait pas. Toujours selon la rumeur, cet homme avait en sa possession un certain nombre de clefs magiques qui leur conféraient, à lui et à la princesse, le pouvoir de parler aux Tambourinaires qui vivaient sous les vagues.
À l’aube du septième jour, la princesse Nell entra, nue, dans l’océan, disparut sous les vagues rosies par le levant et ne revint jamais. Carl la suivit une minute plus tard, même si, contrairement à la princesse, il avait pris la précaution de se munir d’un sac à branchies. Puis, tous les barbares s’enfoncèrent à leur suite dans l’océan, laissant leurs habits crasseux épars sur la plage et abandonnant au Céleste Empire la dernière parcelle de sol chinois qu’ils détenaient encore. Tous s’avancèrent dans les flots jusqu’à ce que leur tête disparaisse. L’arrière-garde était formée des derniers éléments de l’Armée des souris, qui chargèrent, nues, dans les vagues, se tenant pour former un assemblage flottant qui dériva lentement vers le large, emportant les quelques malades et blessés sur ces radeaux de fortune. Le pied de la dernière fille avait à peine quitté la grève que l’extrémité de la péninsule était déjà revendiquée par un homme à la taille ceinte d’un bandeau rouge, qui s’arrêta sur la plage, riant à gorge déployée en songeant que désormais l’Empire du Milieu était enfin redevenu un pays à part entière.
Le dernier diable étranger à quitter l’Empire du Milieu fut un gentleman victorien blond aux yeux gris, qui demeura quelques instants au milieu du ressac pour contempler Pudong derrière lui, avant de se retourner et poursuivre sa descente. Quand la mer s’apprêta à le recouvrir, il souleva son chapeau melon qui continua à flotter sur les vagues durant plusieurs minutes, tandis que les Chinois faisaient sauter des pétards sur la plage et que de petits fragments d’emballage en papier rouge dérivaient sur la mer comme autant de pétales couleur cerise.
Lors d’une de ses incursions dans les vagues, Nell avait rencontré un homme – un Tambourinaire – qui était remonté à la nage des profondeurs, entièrement nu, à l’exception de son sac à branchies. Elle aurait dû s’en étonner ; au lieu de cela, elle avait su qu’il venait de là avant même de le voir et, quand il s’approcha d’elle, elle sentit dans son esprit se produire des choses venues de l’extérieur. Il y avait dans son cerveau un élément qui lui permettait d’être connectée aux Tambourinaires.
Nell avait élaboré un certain nombre de plans généraux en demandant à ses ingénieurs de travailler dessus, et ces derniers les avaient transmis à Carl, qui les avait à son tour confiés à un MC portatif en état de marche installé dans le camp néo-atlantéen, pour y compiler un petit système capable d’examiner et de manipuler les appareils nanotechnologiques.
Dans l’obscurité, des points lumineux crépitaient sous la peau de Nell, comme des balises aériennes dans le ciel nocturne. Ils en raclèrent un à l’aide d’un scalpel afin de l’examiner. Ils trouvèrent des éléments similaires dans sa circulation sanguine et comprirent aussitôt qu’elle avait dû être infectée lors de son viol. Il était clair que ces lumignons clignotants dans sa peau étaient des signaux adressés aux tiers, de l’autre côté du golfe qui sépare chacun de nous de ses voisins.
Carl ouvrit un des objets trouvés dans le sang de Nell et trouva à l’intérieur un circuit logique à barrettes accompagné d’une mémoire à bandes contenant plusieurs giga-octets de données. Ces dernières étaient divisées en plusieurs blocs, chacun crypté de manière différente. Carl essaya toutes les clefs fournies par John Percival Hackworth et découvrit que l’une d’elles – la clef personnelle de ce dernier – décryptait certains des blocs. Quand il en examina le contenu décodé, il constata qu’il s’agissait de fragments des plans d’un appareil nanotechnologique non défini.
Ils soumirent plusieurs volontaires à des prélèvements sanguins et découvrirent que l’un d’eux avait également dans son sang des éléments analogues. Quand ils en rapprochaient deux, ils se verrouillaient en utilisant une liaison par lidar et profitaient de cette étreinte pour échanger des données et accomplir une sorte de calcul qui dégageait une forte chaleur résiduelle.
Ces nanomachines vivaient dans le sang de l’homme comme des virus et se transmettaient d’un individu à l’autre au cours des rapports sexuels ou lors d’échanges de fluides corporels ; c’étaient en fait des paquets de données intelligents, analogues à ceux qui parcouraient les réseaux médiatiques, et en s’accouplant dans la circulation sanguine, ils formaient un vaste système de communication organique, parallèle et sans doute lié à l’autre Réseau minéral à base, lui, de fibres optiques et de fils de cuivre. Comme le Réseau minéral, le Réseau organique pouvait être utilisé pour le calcul – pour faire tourner des programmes. Et il était désormais clair que John Percival Hackworth s’en servait précisément dans ce but, pour exécuter en mode parallèle un vaste programme écrit par lui. Il était en train de concevoir quelque chose.
« Hackworth est l’Alchimiste, dit Nell, et il se sert du Réseau organique pour concevoir la Graine. »
Cinq cents mètres au large, les tunnels commençaient. Certains devaient être là depuis de nombreuses années, car ils étaient rugueux comme l’écorce des arbres, incrustés d’algues et de palourdes. Mais il était manifeste que, au cours des derniers jours, ils avaient fourché et bifurqué en se développant de manière organique, comme des racines à la recherche d’humidité ; de nouvelles tubulures avaient perforé la couche incrustée pour remonter la pente vers la grève, tout en se divisant et se subdivisant de manière à offrir aux réfugiés un grand nombre d’orifices d’accès. Ces pousses se terminaient par des lèvres qui saisissaient les gens et les aspiraient, un peu à la manière d’une trompe d’éléphant, avalant les réfugiés avec un minimum d’eau de mer. Les parois intérieures des tunnels étaient bordées d’images médiatroniques invitant ces derniers à s’enfoncer vers les abysses ; ils avaient sans cesse l’impression qu’un espace tiède, sec et bien éclairé les attendait, juste un peu plus bas. Mais la lumière avançait avec eux, tant et si bien qu’ils étaient attirés vers le fond des tunnels par une sorte de mouvement péristaltique. Les réfugiés débouchèrent ainsi dans le boyau principal, le plus ancien, tout incrusté, et continuèrent leur progression, désormais rassemblés en foule compacte, jusqu’au moment où ils furent dégorgés dans une vaste cavité ouverte bien loin sous la surface de l’océan. Ils y trouvèrent des vivres et de l’eau potable et se restaurèrent aussitôt goulûment.