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« D’accord, dit enfin Cotton, je vois le problème. » Sa main se relaxa. Sur le médiatron, le sous-assemblage dérivait à l’écart du groupe principal, entraîné par son inertie, puis il ralentit, s’arrêta et se mit à revenir vers lui, attiré par d’infimes forces de Van der Waals. La main droite de Cotton reposait sur un petit clavinote ; il pressa une touche qui gela la simulation puis, remarqua avec approbation Hackworth, il agrippa l’ensemble du clavier durant plusieurs secondes, le temps de composer un message. Dans le même temps, il avait retiré du gant sa main gauche pour pouvoir ôter l’appareil de sa tête ; tampons et courroies laissaient des marques nettes à la racine des cheveux.

« C’est le maquillage intelligent ? demanda Hackworth en indiquant l’écran.

— Prochaine étape. La commande à distance.

— De quelle manière ? Par irvu ? » Il fallait entendre l’Interface de Reconnaissance vocale universelle.

« Une variante spécialisée, du moins, oui, monsieur », confirma Cotton. Puis, baissant la voix : « On dit qu’ils envisageaient un maquillage équipé de nanorécepteurs pour évaluer la réponse épidermique, le pouls, la respiration et ainsi de suite, afin de réagir à l’état émotionnel du porteur. Ai-je besoin d’ajouter que ce problème cosmétique superficiel fut le prétexte pour les entraîner vers les eaux troubles et profondes du débat philosophique…

— Quoi ? la philosophie du maquillage ! ?

— Réfléchissez-y, monsieur Hackworth – la fonction du maquillage est-elle de réagir à nos émotions… ou bien précisément le contraire ?

— J’avoue que ces eaux me passent déjà au-dessus de la tête…

— J’imagine que vous voulez en savoir plus sur l’alimentation de Runcible », dit Cotton, utilisant le nom de code du Manuel illustré. Cotton n’avait aucune idée de ce que pouvait être Runcible, hormis le fait que son alimentation devait avoir une autonomie relativement importante.

« Oui.

— Les modifications que vous aviez demandées sont effectuées. J’ai effectué les tests que vous aviez spécifiés, plus quelques autres dont j’ai eu l’idée – l’ensemble est consigné ici, dans ces documents. » Cotton empoigna la lourde poignée de laiton du tiroir de son bureau, et marqua une pause d’une fraction de seconde, le temps de laisser agir la logique intégrée de reconnaissance d’empreintes digitales. Le tiroir se déverrouilla et Cotton l’ouvrit, révélant le sempiternel fourbi d’un tiroir de bureau, y compris plusieurs feuilles de papiers – des blanches, des imprimées, des griffonnées, une dernière enfin qui était vierge, à l’exception du mot RUNCIBLE inscrit en haut, dans la stricte calligraphie de Cotton. Cotton la sortit et s’adressa à elle : « Transfert de tous les privilèges de Demetrius James Cotton à M. Hackworth.

— John Percival Hackworth récipiendaire, dit Hackworth en saisissant la feuille. Merci, monsieur Cotton.

— À votre service, monsieur.

— Page de couverture », dit Hackworth à la feuille, et bientôt il vit des images et du texte imprimé, et les images s’animèrent – montrant schématiquement le cycle d’un système à phase-machine.

« Si je ne suis pas trop indiscret, allez-vous bientôt compiler Runcible ?

— Aujourd’hui, sans doute, dit Hackworth.

— N’hésitez pas à m’informer du moindre pépin. » La remarque était de pure forme.

« Merci, Demetrius, répondit Hackworth. Pliage lettre », dit-il à la feuille de papier qui se referma docilement en trois plis réguliers. Hackworth la glissa dans la poche de devant de son veston et quitta Merkle Hall.

Particularités de la situation domestique de Nell & Harv ; Harv revient avec un prodige

Chaque fois que les habits de Nell devenaient trop petits pour elle, Harv les balançait par la trappe de décompe, puis il demandait au MC d’en faire des neufs. Parfois, si Tequila devait emmener Nell à un endroit où elles pouvaient retrouver d’autres mamans avec leurs petites filles, elle faisait confectionner par le MC une robe spéciale, avec dentelles et rubans, pour que les autres mamans voient bien à quel point Nell était gâtée et à quel point Tequila l’aimait. Les enfants s’asseyaient devant le médiatron pour regarder un passif, et les mamans s’installaient à côté, et des fois elles parlaient et des fois elles regardaient le médiatron. Nell les écoutait, surtout quand c’était Tequila qui parlait, mais elle ne comprenait pas vraiment tous les mots.

Elle savait (parce que Tequila le répétait souvent) que, quand Tequila était devenue enceinte de Nell, elle utilisait un truc appelé Libératoire – une minuscule bestiole logée dans votre ventre, qui attrapait les œufs pour les manger. Les Victoriens n’y croyaient pas, mais on pouvait s’en procurer auprès des Chinois et des Hindoustanis qui, bien sûr, n’avaient pas autant de scrupules. On ne savait jamais quand elles finissaient par être trop usées pour travailler encore, et c’est comme ça que Tequila s’était retrouvée avec Nell. Une des femmes disait qu’on pouvait acheter un modèle spécial de Libératoire capable d’entrer à l’intérieur pour manger un fœtus. Nell ignorait ce qu’était un fœtus, mais toutes les femmes savaient apparemment de quoi il retournait et, d’après elles, c’était bien là le genre de truc que seuls des Chinois ou des Hindoustanis pouvaient inventer. Tequila avait répondu qu’elle était parfaitement au courant mais qu’elle ne voulait pas utiliser ce genre de Libératoire, parce qu’elle avait peur que ce soit un truc dégueulasse.

Des fois, Tequila rapportait de son travail des bouts de vrai tissu, parce que, disait-elle, ça ne risquait pas de manquer aux riches Victoriens pour qui elle travaillait. Jamais elle ne laissait Nell jouer avec, de sorte que Nell ne voyait pas la différence entre le vrai tissu et celui qui sortait du MC.

Harv eut tôt fait d’en trouver un morceau. Les Territoires concédés, où ils habitaient, avaient leur propre plage, où Harv et ses amis aimaient, tôt le matin, fureter en quête d’objets qui avaient dérivé depuis Shanghai, ou que les Vickys de la clave de la Nouvelle-Atlantis avaient jetés aux toilettes. Ce qu’ils cherchaient en vérité, c’étaient ces fragments élastiques de Nanobar. Parfois, le Nanobar revêtait la forme de préservatifs, parfois, ils le trouvaient en plus larges feuilles, celles qu’on utilisait pour envelopper les affaires et les protéger des déprédations des mites. Dans l’un ou l’autre cas, on pouvait le récupérer et le revendre à certaines personnes qui savaient le nettoyer et le recoller ensemble pour en faire des imperméables ou d’autres objets.

Harv avait discrètement glissé un bout de tissu dans sa chaussure avant de s’en retourner chez lui en clopinant, sans rien dire à personne. Cette nuit-là, étendue sur son matelas rouge, Nell eut le sommeil troublé par de vagues rêves d’étranges lumières et finit par s’éveiller pour découvrir un monstre bleu dans sa chambre : c’était Harv, caché sous sa couverture avec une lampe, qui bidouillait quelque chose. Elle descendit très doucement du lit, pour ne pas déranger Dinosaure, Canard, Peter et Pourpre et, glissant la tête sous la couverture, elle découvrit Harv, sa petite lampe-torche coincée dans la bouche, en train de s’affairer avec deux cure-dents.

« Harv ? T’es en train de bidouiller une mite ?

— Mais non, idiote. » La voix d’Harv était assourdie, et il devait marmonner tout en gardant serrée dans sa bouche la petite lampe-bouton. « Les mites, c’est vachement plus petit. Tiens, regarde plutôt ! »

Elle s’approcha encore en rampant, tout autant attirée par la chaleur de l’abri que par la curiosité, et elle découvrit une petite chose inerte, tachée de brun, de quelques centimètres de côté, aux contours duveteux, reposant entre les chevilles croisées de son frère.