« C’est quoi ?
— C’est magique. Regarde ça. » Et trifouillant avec son cure-dents, il en détacha quelque chose.
« Oh ! y a un fil qui en sort ! s’exclama Nell.
— Chut ! » Harv accrocha l’extrémité du fil sous l’ongle de son pouce, puis il tira. Il paraissait court, mais il s’allongea à mesure, et la partie duveteuse du morceau d’étoffe se dégonfla à toute vitesse, et puis le fil se détacha complètement. Il éleva le cocon pour mieux l’inspecter, puis le laissa retomber sur une pile d’autres, identiques.
« Y en a long comment, dedans ? demanda sa sœur.
— Nell ! » Harv s’était tourné vers elle, de sorte que sa torche l’illuminait, et que sa voix jaillissait d’autour de la lumière comme une Épiphanie. « Tu te goures. C’est pas un truc avec des fils dedans, ce sont les fils eux-mêmes. Des fils enroulés et superposés. Si tu les tirais tous, il resterait plus rien.
— C’est les mites qui ont fait ça ?
— Vu le mode d’élaboration – c’est tellement numérique – tous ces fils alternés avec régularité, et puis ceux-là, qui repassent au-dessus et au-dessous de tous les autres… » Harv se tut un moment, l’esprit surchargé par l’audace inhumaine de la chose, par l’analogie des cadres de référence. « C’est sûrement les mites, Nell, obligé. Je vois pas quoi d’autre pourrait réaliser un truc pareil. »
Mesures de sécurité adoptées par Atlantis/Shanghai
Atlantis/Shanghai occupait les quatre-vingt-dix pour cent les plus élevés du territoire de New Chusan – un plateau intérieur situé à quinze cents mètres environ au-dessus du niveau de la mer, où l’air était plus frais et moins pollué. Une partie de la zone était délimitée par une adorable clôture en fer forgé, mais la véritable frontière était défendue par un dispositif baptisé rideau de ronces à chien – en fait, un essaim d’aérostats quasiment autonomes.
Le terme aérostat désignait tout appareil qui flottait dans les airs. Cela n’avait rien de difficile à mettre en œuvre de nos jours. La nanotechnologie fournissait des matériaux plus robustes. Les ordinateurs étaient infinitésimaux. Les alimentations bien plus puissantes. Il était presque difficile de ne pas fabriquer d’objets plus légers que l’air. Des produits aussi simples que les matériaux d’emballage – constituant essentiel des détritus – avaient tendance à flotter partout comme s’ils ne pesaient rien, et les pilotes de ligne, lorsqu’ils croisaient à dix mille mètres d’altitude, avaient fini par s’habituer à voir les sacs d’épicerie abandonnés filer devant leur pare-brise – et s’introduire dans les réacteurs. Vue depuis l’orbite basse, la haute atmosphère donnait l’impression d’être recouverte de pellicules. Le Protocole exigeait que tout objet manufacturé soit plus lourd que nécessaire pour qu’il puisse retomber et soit biodégradable par les ultraviolets. Mais certains enfreignaient le Protocole.
Étant donné la facilité d’élaborer des objets flottant dans les airs, il n’était guère sorcier d’y ajouter une turbine de propulsion. Il suffisait d’une ou plusieurs hélices, montées dans un conduit tubulaire traversant le corps de l’aérostat, qui aspiraient l’air d’un côté et le chassaient de l’autre, pour engendrer une poussée. Un appareil équipé de plusieurs tuyères orientées selon trois axes pouvait rester au point fixe ou au contraire naviguer dans l’espace.
Chaque aérostat du rideau de ronces avait la forme d’une gousse profilée en goutte d’eau et lisse comme un miroir, tout juste assez large, dans son plus grand diamètre, pour contenir une balle de ping-pong. Ces gousses étaient programmées pour rester en suspension dans les airs, selon une trame hexagonale d’une dizaine de centimètres d’arête à proximité du sol (assez proches pour arrêter un chien, mais pas un chat, d’où ce nom de ronces chien), et s’écartant progressivement avec la hauteur. C’est ainsi qu’un dôme hémisphérique délimitait le sacro-saint espace aérien de la clave de la Nouvelle-Atlantis. Quand le vent soufflait, les gousses virevoltaient comme autant de girouettes, et la résille se déformait légèrement au gré de leurs oscillations ; mais bientôt toutes finissaient par reprendre leur place, remontant les courants tels des vairons, propulsés par leurs minuscules turbines. Les turbs émettaient un imperceptible sifflement aigu, comme une lame de rasoir vrillant l’air, mais multiplié par la quantité de gousses audibles, cela engendrait un fond sonore pas franchement agréable.
À trop lutter contre le vent, une gousse voyait sa batterie s’épuiser. Elle se dirigeait alors vers une de ses voisines pour aller la titiller. Toutes deux s’accouplaient dans les airs comme deux libellules, ce qui permettait à la plus faible de se régénérer. Le système comprenait en outre des aérostats de plus grande taille baptisés auto-nourrices, qui croisaient en permanence tout au long du réseau pour réapprovisionner un certain nombre de gousses, sélectionnées au hasard, et ces gousses redistribuaient ensuite l’énergie à leurs voisines. Si l’une d’elles estimait avoir un problème mécanique, elle envoyait un message et une gousse neuve sortait aussitôt des ateliers de la Sécurité royale, sous la source Victoria, pour la relever afin qu’elle puisse rentrer au bercail se faire décompiler.
Comme avaient pu le découvrir quantité de gamins de huit ans, il était impossible d’escalader le rideau de ronces à chien car les gousses n’avaient pas une poussée suffisante pour supporter le moindre poids ; votre pied réussissait simplement à écraser la première. Celle-ci essayait alors de se dégager mais, si elle était embourbée ou si ses turbines s’enrayaient, une autre venait prendre sa place. De la même raison, on pouvait toujours essayer d’ôter du rideau une gousse et l’emporter. Quand il était gosse, Hackworth avait réalisé cet exploit et pu constater que plus la gousse s’éloignait de sa place assignée, plus elle se mettait à chauffer, tout en l’informant poliment, sur un ton sec et martial, qu’il ferait mieux de la relâcher au risque d’encourir un certain nombre de conséquences vaguement ébauchées. Mais, aujourd’hui, vous pouviez en piquer une ou deux si ça vous chantait : une autre venait simplement les remplacer : une fois qu’elles s’apercevaient qu’elles avaient quitté la grille, les gousses s’auto-neutralisaient instantanément pour se transformer en inoffensifs souvenirs.
Cette approche conviviale ne signifiait pas pour autant que les tentatives d’effraction restaient ignorées, ou que l’on approuvait de telles activités. Vous pouviez à tout moment franchir la grille en écartant les gousses sur votre passage – sauf si la Sécurité royale leur avait dit de vous électrocuter ou de vous réduire en bouillie. Si tel était le cas, elles vous avertissaient poliment avant d’intervenir. Toutefois, même en simple veille, les aérostats écoutaient et observaient, de sorte que rien ni personne ne pouvait franchir le barrage sans devenir une célébrité médiatique instantanée et provoquer le déferlement de centaines de fans en uniformes venu du Commandement royal interarmes.
Sauf si l’envahisseur était microscopique. C’était la principale menace de nos jours. Un exemple entre mille : la Mort rouge, alias l’Express de sept minutes, une minuscule capsule aérodynamique qui explosait à l’impact en libérant un millier d’éléments corpusculaires, vulgairement baptisés emporte-pièces, dans la circulation sanguine de la victime. Il fallait sept minutes environ pour que se renouvelle l’ensemble du volume sanguin d’un individu moyen, de sorte qu’à l’issue de cet intervalle les emporte-pièces étaient également répartis dans les membres et les organes de la victime.