Une feuille de papier mesurait environ cent mille nanomètres d’épaisseur ; trois cents millions d’atomes pouvaient tenir dans cet intervalle. Le papier intelligent était formé d’un réseau d’ordinateurs infinitésimaux placés en sandwich entre deux médiatrons. Un médiatron était un objet capable de changer de couleur par endroits ; les deux occupaient les deux tiers de l’épaisseur de la feuille, laissant un intervalle assez large pour accueillir des structures d’une épaisseur de cent mille atomes.
Air et lumière pouvant aisément pénétrer jusque-là, ces mécanismes étaient logés à l’intérieur de vacuoles – des coquilles de buckminsterfullerène[2] où l’on avait fait le vide, recouvertes d’une couche réfléchissante d’aluminium, pour leur éviter d’imploser en série chaque fois que la page était exposée au soleil. L’intérieur des balles de fullerène constituait en définitive un milieu assez similaire à un environnement eutactique. C’est là que résidait la logique à barrettes qui donnait au papier son intelligence. Chacun de ces ordinateurs sphériques était relié en diagonale à ses quatre voisins par une succession de bras de poussée flexibles glissant à l’intérieur d’un tube souple de fullerène dans lequel on avait fait le vide : l’ensemble de la page constituait ainsi un ordinateur parallèle construit sur le modèle des antiques mémoires à tores de ferrite et formé de près d’un milliard de processeurs séparés. Pris isolément, tous ces processeurs n’étaient ni particulièrement puissants ni particulièrement rapides, et ils étaient si sensibles aux éléments extérieurs que, en temps normal, seule une infime fraction d’entre eux travaillait, mais nonobstant ces limitations, le papier intelligent constituait un fabuleux ordinateur graphique.
Et pourtant, songeait Hackworth, ce n’était rien en comparaison de Runcible, dont les pages étaient encore plus épaisses et bourrées de machinerie calculatrice, dont chaque feuille se repliait quatre fois de suite en une signature de seize feuillets, pour former trente-deux cahiers réunis par un dos qui servait non seulement de reliure, mais tenait lieu d’énorme système de commutation et de base de données gigantesque.
Conçu pour être robuste, il lui fallait toutefois naître dans la matrice eutactique, une chambre à vide aux parois de diamant massif contenant un primo-compilateur de matière. Le diamant était dopé avec un élément qui ne laissait passer que la lumière rouge ; le génie chimique bien compris interdisait toute liaison moléculaire assez ténue pour être brisée par des pilotons aussi paresseux que les rouges, véritables cancres du spectre visible. D’où la possibilité, ultime sécurité, de veiller sur la croissance de son prototype derrière cette fenêtre. Si votre code était bogué, votre projet trop ambitieux, vous pouviez toujours l’interrompre via l’expédient ridiculement anti-technologique d’une simple coupure de l’Alim.
Hackworth n’était pas inquiet, mais il surveilla néanmoins les phases initiales de la croissance, simplement parce que c’était toujours intéressant. Ça commençait par une chambre vide, un hémisphère de diamant, baigné d’une pâle lueur rougeoyante. Au milieu de la dalle centrale, on distinguait la section transversale d’une Alim de huit centimètres, un tube à vide axial entouré d’une collection de tubes plus petits, abritant chacun une batterie de tapis roulants microscopiques chargés d’acheminer les éléments constitutifs nanotechnologiques – les atomes, isolés ou par paquets, reliés en modules maniables.
Le compilateur de matière était une machine disposée à l’embouchure de l’Alim, qui, en conformité avec un programme, saisissait une par une les molécules sur les tapis roulants et les assemblait pour constituer des structures plus complexes.
Hackworth était le programmeur. Runcible était le programme. Il était constitué d’une quantité de sous-routines, dont chacun reposait encore sur une feuille de papier séparée, quelques minutes plus tôt, avant que le puissant ordinateur du bureau d’Hackworth ne les compile en un seul programme complet, écrit dans un langage seulement compréhensible du matri-compilateur.
Une brume transparente se coagula devant la buse de l’Alim, telle de la moisissure sur une fraise avancée. La brume s’épaissit, se mit à adopter une forme, certaines parties en saillie par rapport à d’autres. Elle s’étala sur le plancher en s’écartant de l’Alim, jusqu’à remplir entièrement son empreinte : un quart de cercle de douze centimètres de rayon. Hackworth poursuivit son observation jusqu’à ce qu’il ait la certitude d’avoir vu en émerger la partie supérieure du livre.
Il y avait dans l’angle du labo la version évoluée d’un photocopieur, capable d’exploiter n’importe quelle forme d’information enregistrée pour la transmuter en quelque chose d’autre. Cette machine pouvait même détruire un élément d’information, puis vous fournir une attestation de sa destruction, ce qui était toujours utile dans le milieu relativement paranoïaque qu’était la Commande. Hackworth lui fournit le document contenant le code compilé de Runcible et en ordonna la destruction. Preuves à l’appui.
Quand tout fut terminé, Hackworth repressurisa le dôme et souleva le couvercle de diamant rouge. Le livre achevé trônait au sommet du système qui l’avait extrudé, lequel se transforma en une masse informe sitôt entré en contact avec l’air. Hackworth saisit le livre de la main droite, l’extrudeur de la gauche et jeta ce dernier dans une poubelle.
Il boucla le livre dans un tiroir du bureau, prit son haut-de-forme, ses gants, sa canne, enfourcha son marcheur et descendit emprunter la Chaussée. Direction : Shanghai.
Petit aperçu de l’existence de Nell & Harv ; les Territoires concédés ; Tequila
La Chine se trouvait juste sur la rive opposée : on pouvait l’apercevoir quand on descendait à la plage. La ville qu’on distinguait, avec ses gratte-ciel, s’appelait Pudong. Shanghai était derrière. Harv s’y rendait parfois avec ses amis. Il racontait qu’elle était plus grande que tout ce qu’on pouvait imaginer, qu’elle était vieille et sale, et pleine de trucs et de gens étranges.
Ils vivaient dans les TC, ce qui, d’après Harv, était l’abréviation de Territoires concédés. Nell connaissait déjà les médiaglyphes correspondants. Harv lui avait également enseigné le signe pour Enchantement, qui était le nom du Territoire où ils habitaient : il représentait une princesse munie d’un bâton qui nappait de poudre d’or les toits de maisons grises qui devenaient aussitôt jaunes et brillants à son contact. Pour Nell, les grains dorés devaient être des mites, mais Harv soutenait que les mites étaient trop petites pour être visibles, que le bâton était une baguette magique et la poudre celle qu’utilisent les fées. Quoi qu’il en soit, Harv l’avait forcée à se souvenir de ce médiaglyphe pour qu’elle puisse retrouver son chemin si jamais elle se perdait.
« Mais il vaudra quand même mieux que tu m’appelles, avait dit son frère, et je viendrai te chercher.
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Également appelée