— Pourquoi ?
— Pas’qu’il y a plein de méchants là-bas, et que, de toute manière, tu devrais jamais aller te promener toute seule dans les TC.
— Quels méchants ? »
Harv parut décontenancé ; il poussa une série de soupirs, biaisa. « Tu te rappelles ce ractif où j’étais l’autre jour, avec plein de pirates qui ligotaient les petits enfants et les forçaient ensuite à avancer sur une planche ?
— Ouais.
— Eh bien, y a aussi des pirates dans les TC.
— Où ça ?
— Te fatigue pas à les chercher. Y sont invisibles. Ils ressemblent pas à des pirates, avec le bicorne, le sabre, tout ça. Ils ressemblent à des gens ordinaires. Mais c’est des pirates à l’intérieur, et ils aiment bien capturer les petits enfants et les ligoter.
— Et les faire avancer sur une planche ?
— Quelque chose d’approchant.
— Appelle la police !
— Je crois pas que la police serait d’un grand secours… Enfin, peut-être. »
La police était chinoise. Des Chinois qui venaient de Shanghai par la Chaussée. Nell avait eu l’occasion de les voir à l’œuvre de près, quand ils étaient entrés chez eux pour arrêter Rog, le petit copain de Maman. Rog n’était pas à la maison, il n’y avait que Nell et Harv, alors Harv les avait fait entrer et asseoir dans le séjour, et il était allé leur chercher du thé. Harv leur avait dit quelques mots en dialecte de Shanghai, et ils avaient souri en lui ébouriffant les cheveux. Il avait dit à Nell d’aller dans sa chambre et de ne pas en sortir, mais Nell avait désobéi pour les épier. Il y avait trois policiers, deux en uniforme et un en civil, et ils étaient restés assis à regarder un truc au médiatron en fumant des cigarettes, jusqu’au retour de Rog. Ils s’étaient alors disputés avec lui et l’avaient embarqué, et il n’avait pas cessé de gueuler tout du long. Après ça, Rog n’était plus jamais revenu, et Tequila s’était mise à sortir avec Mark.
Contrairement à Rog, Mark avait un boulot. Il travaillait à la clave de la Nouvelle-Atlantis, comme laveur de carreaux dans les maisons des Vickys. Il rentrait tard en fin d’après-midi, crevé et crasseux, et filait dans leur salle de bains prendre une bonne douche. Des fois, il demandait à Nell de venir l’y rejoindre pour lui récurer le dos, parce qu’il n’arrivait pas tout à fait à atteindre un point juste au milieu. Des fois, il regardait ses cheveux et lui disait qu’elle aurait bien besoin d’un bain, alors elle ôtait ses vêtements et rentrait sous la douche avec lui et il l’aidait à se laver.
Un jour, elle demanda à Harv si Mark l’avait déjà lavé sous la douche. Ça vexa Harv qui se mit à lui poser tout un tas de questions. Plus tard, Harv en parla à Tequila, mais Tequila le disputa et l’envoya dans sa chambre avec la joue toute rouge et boursouflée. Puis Tequila parla à Mark. Ils s’engueulèrent dans le salon, et les coups résonnaient à travers les murs, tandis qu’Harv et Nell restaient blottis ensemble dans le lit du premier.
Cette nuit-là, Harv et Nell firent semblant de dormir, mais Nell entendit Harv se lever et se glisser hors de l’appartement. Elle ne le revit pas du reste de la nuit. Au matin, Mark se leva et partit au travail, puis Tequila se leva à son tour, se tartina de maquillage et partit travailler.
Nell resta seule toute la journée, à se demander si Mark allait lui redemander de prendre une douche avec lui ce soir-là. Elle se doutait, à la réaction de son frère, que ces douches étaient une mauvaise chose, et, quelque part, c’était chouette de le savoir, parce que ça expliquait pourquoi ça la gênait. Elle ne savait pas trop comment empêcher Mark de la forcer à prendre la douche cet après-midi. Elle en parla à Dinosaure, Canard, Peter et Pourpre.
Ces quatre créatures étaient les seuls animaux qui avaient survécu au grand massacre perpétré l’année d’avant par Mac, un des petits copains de Maman qui, dans un accès de rage, avait été chercher dans la chambre de Nell toutes ses poupées et peluches pour les balancer dans le broyeur.
Quand Harv l’avait rouvert quelques heures plus tard, il avait découvert que tous les jouets s’étaient volatilisés, à l’exception de ces quatre-là. Il avait expliqué que le décomp’ n’agissait que sur les objets qui étaient sortis du MC et rejetait tout ce qui avait été fabriqué « à la main » (un concept délicat à expliquer). Dinosaure, Canard, Peter et Pourpre étaient de vieux machins usés qui avaient été fabriqués « à la main ».
Quand Nell leur eut narré son histoire, Dinosaure, plein de bravoure, lui dit qu’elle devrait se battre contre Mark. Canard avait bien quelques idées, mais c’étaient des idées stupides, parce que Canard n’était qu’un petit bonhomme. Peter estimait qu’elle aurait intérêt à fuir. Pourpre lui conseilla de recourir à la magie et de saupoudrer Mark de poudre de fée ; une partie devait agir comme les mites utilisées (à en croire Harv) par les Vickys pour se protéger contre les indésirables.
Il restait dans la cuisine des restes de nourriture rapportée la veille par Tequila, y compris des baguettes avec des petits médiatrons encastrés à l’intérieur, comme ça, des médiaglyphes couraient dessus pendant que vous mangiez. Nell savait qu’elles devaient être remplies de mites pour créer ces médiaglyphes, alors, elle en prit une en guise de baguette magique.
Elle avait aussi un ballon argenté qu’Harv lui avait concocté dans le MC. Il s’était depuis entièrement dégonflé. Elle s’avisa qu’il pourrait lui faire un chouette bouclier, pareil à celui qu’elle avait vu sur le bras d’un chevalier dans l’un des ractifs de son frère. Elle alla s’asseoir sur son matelas dans l’angle de sa chambre, Dinosaure et Pourpre devant elle, Canard et Peter derrière, et, là, elle attendit, serrant bien fort sa baguette magique et son bouclier.
Mais Mark ne revint pas. Tequila rentra et se demanda où il était, mais elle ne parut pas se formaliser de son absence. Finalement, Harv arriva tard dans la soirée, alors que Nell était déjà couchée, et elle le vit dissimuler quelque chose sous son matelas. Le lendemain, Nell alla voir : c’étaient deux lourdes baguettes, longues d’une trentaine de centimètres, reliées par un court tronçon de chaîne, et l’objet était maculé d’une matière brun-rouge devenue collante et croûtée.
La fois suivante qu’elle vit Harv, ce dernier lui affirma que Mark ne reviendrait jamais, qu’il était un de ces pirates contre qui il l’avait mise en garde, et que si quiconque s’avisait de nouveau de lui faire la même chose, elle devrait s’enfuir, et crier très fort, et prévenir aussitôt Harv et ses amis. Nell était abasourdie ; jusqu’à cet instant, elle n’avait pas encore saisi à quel point les pirates pouvaient se montrer fourbes.
Hackworth rejoint Shanghai par la Chaussée ; ruminations
La Chaussée reliant New Chusan à la Zone économique de Pudong était la seule raison d’exister d’Atlantis/Shanghai, puisqu’il s’agissait en fait d’une ligne d’Alimentation titanesque, maintenue par de colossales culées rocheuses à chaque extrémité. Du point de vue de la masse & du cash flow, le territoire physique de New Chusan proprement dit était un poumon de corail intelligent respirant dans l’océan : c’était ni plus ni moins la source de toute l’économie de consommation chinoise, son unique fonction étant de déverser des mégatonnes de nanomatériaux dans le réseau d’Alim qui irriguait l’Empire du Milieu et se ramifiait toujours plus, atteignant chaque mois quelques millions de paysans supplémentaires.
Sur l’essentiel de sa longueur, la Chaussée rasait le niveau des plus hautes marées, mais le tronçon central formait une arche d’un kilomètre de long pour laisser passer la navigation ; non pas qu’on eût encore vraiment besoin de navires, mais quelques contrebandiers récalcitrants et quelques agents de voyages imaginatifs continuaient de sillonner l’estuaire du Yangzi à bord de jonques qui semblaient bien fragiles sous l’arche caténaire de la grande Alim, une image qui faisait résonner la corde sensible du contraste antique-moderne chez tous les nostalgiques du National Géographie. Une fois parvenu à son apogée, Hackworth put apercevoir à bâbord et à tribord d’autres Chaussées identiques, reliant les faubourgs de Shanghai à d’autres îles artificielles. Nippon Nano avait des faux airs de Fuji, avec sa ceinture d’immeubles de bureau au ras de la côte, surmontés de résidences privées, d’autant plus cotées qu’elles étaient situées plus en hauteur, dominées à leur tour par une ceinture de terrains de golf, tout le tiers supérieur étant réservé aux jardins, aux forêts de bambous et autres formes d’environnement naturel microgéré. Dans la direction opposée, on découvrait un petit fragment d’Hindoustan. La géotecture de leur île tenait moins de la période moghole que de la soviétique, aucun effort n’étant fait pour voiler son cœur industriel sous quelque fractal artifice. Tapie à une dizaine de kilomètres de New Chusan, elle sabotait plus d’une perspective coûteuse et servait de prétexte à nombre de blagues douteuses aux dépens des métèques. Hackworth ne se joignait jamais à ces railleries parce qu’il était mieux informé que la majorité des gens et savait que les Hindoustanis étaient fort bien placés pour écraser Victoriens et Nippons rivalisant au coude à coude pour investir la Chine. Ils étaient aussi futés, bien plus nombreux, et eux, ils comprenaient l’esprit paysan.