Le Dr X, pour la première fois de la journée, sourit.
Le Dr X était l’homme idéal pour cette tâche, à cause même de sa douteuse réputation. C’était un spécialiste de rétro-ingénierie. Il collectionnait les mites artificielles comme quelque chasseur de papillon victorien toqué. Il les disséquait atome par atome pour voir comment elles fonctionnaient et, dès qu’il avait découvert quelque innovation astucieuse, il l’engrangeait jalousement dans sa banque de données. Comme la plupart des innovations étaient le résultat de la sélection naturelle, le Dr X était en général le premier être humain à en avoir connaissance.
Hackworth fabriquait, le Dr X peaufinait. La distinction était pour le moins aussi ancienne que l’ordinateur numérique. Les premiers créaient une nouvelle technologie, puis ils l’appliquaient de nouveau au projet suivant, en n’ayant exploré que les grandes lignes de leur potentiel. Les seconds étaient moins respectés car ils donnaient l’impression de stagner du point de vue technologique : ils bidouillaient des systèmes qui n’étaient plus à la pointe de la technique, mais ils leur faisaient cracher tout ce qu’ils avaient dans le ventre et parvenaient à leur faire réaliser des trucs que leurs concepteurs n’auraient jamais imaginés.
Le Dr X sélectionna une paire de bras manipulateurs au milieu de sa panoplie d’accessoires d’une variété peu commune. Certains, copiés de modèles néo-atlantéens, nippons ou hindoustanis, étaient familiers à Hackworth ; d’autres, en revanche, étaient des appareils bizarrement naturalistes qui semblaient avoir été arrachés à des immunocules néo-atlantéens – des structures issues de l’évolution plus que de la création technologique. Le Docteur utilisa deux de ces bras pour saisir la teigne. C’était un mégafullerène recouvert d’aluminium, ceint d’une couronne d’épines barbelées, dont plusieurs s’ornaient de lambeaux de peau en brochette.
Suivant les instructions d’Hackworth, il fit pivoter la teigne jusqu’à révéler un fragment dépourvu d’aspérités. Une dépression circulaire, marquée d’une succession régulière de trous et de bosses, était encastrée dans la surface de la balle, tel un collier d’amarrage au flanc d’un vaisseau spatial. Sur sa circonférence, on voyait gravée la marque du constructeur : IOANNI HACVIRTUS FECIT.
Le Dr X n’avait pas besoin d’explication. C’était un port standard. Il avait sans doute une demi-douzaine de bras manipulateurs prévus pour s’y accoupler. Il en sélectionna un, manœuvra pour encliqueter son extrémité, émit une commande vocale en dialecte de Shanghai.
Puis il ôta l’appareil de sur sa tête et regarda son assistant lui verser une nouvelle tasse de thé. « Ça va chercher dans les combien ? demanda-t-il.
— Aux alentours d’un téraoctet », répondit Hackworth. C’était une unité de volume de stockage, pas de temps, mais il savait que le Dr X n’avait pas besoin de ce genre de précision.
La boule de fullerène contenait un dérouleur à bandes à machine-phase : huit bobines montées en parallèle, équipées chacune de têtes d’enregistrement-lecture. Les bandes étaient des chaînes de polymères dotées de groupes latéraux différents qui représentaient les uns et les zéros logiques. C’était un composant de série, le Dr X savait donc déjà que dès qu’il aurait reçu l’instruction de vidage de mémoire, celui-ci s’effectuerait avec un débit de l’ordre du milliard d’octets à la seconde. Hackworth venait de lui indiquer que le contenu total enregistré sur les bandes était d’un trillion d’octets, de sorte qu’ils allaient devoir attendre plus d’un quart d’heure. Le Dr X en profita pour quitter la pièce, aidé de ses assistants, afin de s’occuper d’une partie des autres activités parallèles de son entreprise, connue sous le terme officieux de Cirque aux Puces.
Hackworth quitte le laboratoire du Dr X ; nouvelles méditations ; un poème de Finkle-McGraw ; une rencontre avec des bandits
L’assistant du Dr X ouvrit la porte à toute volée et fit un signe de tête plein d’insolence. Hackworth remit vivement son haut-de-forme et quitta le Cirque aux Puces ; il plissa aussitôt les paupières, assailli par la puanteur de la Chine : odeur de fumé, comme le fond de cent millions de théières emplies de lapsang souchong, mêlée de celle, douceâtre et terreuse, de la graisse de porc, avec des touches soufrées de poulets plumés et d’ail brûlant. Il avança en tâtant les pavés du bout de sa canne, jusqu’à ce que ses yeux commencent à accommoder. Il se retrouvait soulagé de plusieurs milliers d’ucus. Un investissement non négligeable, mais le meilleur qu’un père puisse rêver d’effectuer.
Le quartier du Dr X se trouvait au cœur historique de Shanghai remontant à la dynastie Ming, un labyrinthe de minuscules bâtisses de briques revêtues de stuc gris et couvertes de tuiles, souvent ceintes de murs stuqués. Aux fenêtres des étages saillaient des tringles de fer où l’on mettait sécher le linge, de sorte que, dans ces rues étroites, les maisons donnaient l’impression de se battre en duel. Le quartier était proche des fondations de l’ancien mur d’enceinte. Destiné à protéger la ville de la convoitise des rônins nippons, on l’avait abattu et remplacé par un boulevard circulaire.
Cette zone appartenait à l’Empire extérieur, ce qui signifiait que les diables étrangers avaient le droit d’y circuler, pour autant qu’ils soient escortés par des Chinois. Au-delà, quand on s’enfonçait dans la vieille ville, se trouvait, disait-on, un fragment de l’Empire du Milieu proprement dit – le Céleste Empire, le CE, comme les autochtones se plaisaient à le baptiser – où nul étranger n’était admis.
Un assistant conduisit Hackworth jusqu’à la frontière, et il mit pied dans la République côtière de Chine, un pays entièrement différent qui comprenait, entre autres, quasiment tout le reste de Shanghai. Comme pour mieux souligner ce fait, on voyait à tous les coins de rue des adolescents vêtus à l’occidentale, qui écoutaient de la musique bruyante, sifflaient les femmes, bref, ignoraient tout de leurs devoirs filiaux.
Il aurait pu prendre un auto-pousse, qui était, en dehors des vélos et des planches à roulettes, le seul véhicule assez étroit pour circuler dans les vieilles rues. Mais on ne pouvait jamais prévoir à quelle forme de surveillance était soumis un taxi de Shanghai. Un gentleman de la Nouvelle-Atlantis quittant le Cirque aux Puces en pleine nuit, cela ne pouvait qu’exciter la curiosité des gendarmes, qui avaient à tel point intimidé la pègre qu’ils brûlaient de s’occuper à autre chose. Seuls des sages, des devins ou des spécialistes de physique théorique auraient pu spéculer sur les éventuelles relations (si relations il y avait) entre l’étonnant champ d’activité de la police de Shanghai et une véritable tâche d’application de la loi.
On pouvait le regretter, mais pas Hackworth, qui sillonnait le dédale de ruelles de l’ancien comptoir français. Une poignée d’individus traversa furtivement un carrefour quelques rues plus loin, reflet de la lueur sanglante d’un médiatron sur le patchwork de leurs ensembles en Nanobar – le genre de tenue que seuls avaient besoin de porter des malandrins. Hackworth se rassura en se disant qu’il devait sûrement s’agir d’une bande d’un des Territoires concédés, venue par la Chaussée. Ils ne prendraient quand même pas le risque de venir agresser un gentleman en pleine rue, pas à Shanghai. Hackworth évita malgré tout le carrefour. N’ayant jamais commis quoi que ce soit d’illégal de toute son existence, il réalisa soudain, non sans surprise, qu’un agent de police inflexible s’avérait une ressource cruciale pour des criminels d’un genre plus imaginatif tels que lui.