Tous deux accélérèrent encore dans la descente, et, une fois encore, le garçon lâcha le guidon pour saisir le bord du haut-de-forme. Cette fois, la roue avant pivota dans le mauvais sens. Le garçon fut éjecté de la selle. Le vélo partit en cabriolant et percuta un obstacle avec fracas. Le garçon rebondit, boula, glissa sur quelques mètres. Le chapeau, dont le fond s’était partiellement aplati, roula sur la tranche, se retourna, tournoya, s’arrêta. Hackworth serra les freins, mais dépassa le lieu de la chute. Comme auparavant, il lui fallut plus de temps que prévu pour faire demi-tour.
Et c’est alors qu’il comprit pour la première fois que le gosse n’était pas seul mais faisait partie d’une bande, sans doute le même groupe déjà aperçu à Shanghai ; qu’ils l’avaient suivi sur la Chaussée et tiré parti de la perte de son chapeau pour l’attirer dans les Territoires concédés ; et que le reste de la bande, quatre ou cinq garçons à bicyclette, était en train de fondre sur lui par la rampe ; et dans la brume lumineuse dispensée par les panneaux d’affichage médiatroniques de toutes les Concessions, il vit scintiller les chaînes chromées de leurs nunchakus.
Miranda ; comment elle est devenue ractrice ; ses débuts
À cinq ans déjà, Miranda voulait être dans un ractif. Adolescente, alors que Maman l’avait soustraite à l’influence et à l’argent de papa, elle avait travaillé comme bonne à tout faire, tranchant des oignons, polissant l’argenterie de ses employeurs – plateaux, pelles à tarte, fourchettes à poissons et ciseaux à couper le raisin. Si tôt qu’elle eut appris à manier peigne et maquillage pour faire croire qu’elle était majeure, elle trouva un poste de gouvernante, qu’elle tint cinq ans, et qui était un peu mieux payé. Avec son allure, elle aurait sans doute décroché un emploi de femme de chambre ou de serveuse, ce qui l’aurait fait passer dans la haute domesticité, mais elle préférait rester gouvernante. Même si elle avait des reproches à leur faire, ses parents l’avaient quand même inscrite dans de bonnes écoles, où elle avait pu apprendre à lire le grec, conjuguer les verbes latins, parler deux langues romanes, dessiner, peindre, intégrer quelques fonctions simples et jouer du piano. Son travail de gouvernante lui permettait de pratiquer tous ces talents. En outre, elle préférait la compagnie des enfants, même morveux, à celle des adultes.
Sitôt que les parents daignaient enfin se radiner à la maison pour se consacrer à leur progéniture, Miranda filait dans ses quartiers souterrains se taper les ractifs les plus nuls, les plus crades qu’elle pouvait trouver. Elle n’allait pas commettre l’erreur de dépenser tous ses sous dans des productions raffinées. Elle voulait en avoir pour son argent, pas simplement raquer, et l’on pouvait s’exercer aussi bien dans le dernier des ractifs de combat qu’avec un direct de Shakespeare.
Sitôt qu’elle eut économisé les ucus, elle concrétisa son rêve de toujours en se rendant au salon de mod ; elle y entra, le menton fier, pointé comme l’étrave d’un clipper saillant de l’écume de son col roulé noir, tout à fait l’allure d’une ractrice, et commanda la Jodie. Ce qui ne manqua pas de faire tourner des têtes dans la salle d’attente. Dès cet instant, ce ne fut plus que des très bien, madame et je vous en prie, installez-vous confortablement et voulez-vous une tasse de thé, madame. Depuis qu’elle et sa mère avaient quitté le logis familial, c’était bien la première fois qu’on lui proposait du thé au lieu de lui ordonner d’en faire, et elle savait pertinemment que ce serait la dernière avant plusieurs années, même si la chance devait lui sourire.
Elle resta seize heures sous la machine ; on lui perfusa du Valium pour qu’elle ne gémisse pas. De nos jours, la majorité des interventions passaient comme une lettre à la poste. « Vous êtes sûre que vous voulez le crâne ? » « Ouais, j’en suis sûre. » « Certaine ? » « Ouais, certaine. » « Très bien… » et PAF ! un crâne, un, dégoulinant de sang et de lymphe, projeté à travers l’épiderme par une onde de pression qui manquait vous éjecter de votre siège. Mais une trame dermique, c’était une autre paire de manches, et une Jodie, c’était le haut de gamme – avec une densité moyenne de zites cent fois supérieure à celle des trames à basse résolution de la majorité des porno-starlettes, et pas loin de dix mille fois supérieure, rien que pour le visage. La phase la moins ragoûtante intervint quand la machine s’attaqua à sa gorge pour y implanter un réseau de nanophones joignant les cordes vocales aux gencives. Ce coup-là, elle ferma les yeux.
Elle n’était pas mécontente de l’avoir fait faire la veille de Noël, parce qu’elle aurait été incapable de s’occuper des gosses par la suite. Elle avait le visage boursouflé, comme on l’en avait avertie, en particulier autour des yeux et des lèvres où la densité des zites était la plus forte. On lui donna crèmes et calmants, qu’elle utilisa. Le lendemain, sa maîtresse eut un sursaut quand elle vit sa gouvernante arriver à l’étage pour préparer le petit déjeuner des enfants. Mais elle ne dit mot, s’imaginant sans doute qu’elle s’était fait tabasser par un petit ami aviné lors du réveillon. Ce qui n’était pas le genre de Miranda, mais c’était une supposition commode pour une maîtresse néo-atlantéenne.
Quand ses traits eurent retrouvé leur aspect d’avant la visite au salon, elle fit son barda, prit le métro et gagna le centre-ville.
Le quartier des théâtres avait son bon et son mauvais côté. Le bon était exactement tel qu’il avait toujours été depuis des siècles. Le mauvais était une zone urbaine plus verticale qu’horizontale, formée de deux vieilles tours de bureaux devenues bien mal famées. Comme la plupart de ces structures, elles étaient d’une laideur remarquable, mais, pour une compagnie de ractifs, c’était le décor idéal. On les avait conçues pour accueillir une vaste quantité d’individus travaillant côte à côte dans d’immenses damiers de cellules semi-privées.
« Jetons un coup d’œil à ta trame, ma choute », dit un homme qui se présenta comme un certain M. Fred (« c’est un pseudo ») Épiderme, après avoir ôté de sa bouche un cigare et gratifié Miranda d’un examen appuyé, méthodique, de la tête au pied.
« Ma trame n’est pas une Choute », répliqua-t-elle. Choute® et Héros® étaient les modèles de trames diffusées auprès de millions de femmes et d’hommes respectivement. Leurs utilisateurs ne cherchaient absolument pas à jouer dans les ractifs, mais juste à se montrer à leur avantage quand ils se trouvaient y participer. Certaines filles étaient assez stupides pour croire aux publicités assurant que ces trames pouvaient être le tremplin vers la gloire : bon nombre devait finir devant Fred Épiderme.
« Oh ! voilà qui titille ma curiosité », dit-il en se trémoussant juste assez pour que Miranda retrousse les lèvres avec dédain. « Vous allez monter sur scène, qu’on voie un peu ce que ça donne. »
Les cabines où trimaient ses ractrices étaient de simples plateaux à tête. Il y avait toutefois des plateaux de tournage en corps entier, histoire de pouvoir aussi fournir du porno cent pour cent ractif. Il lui en indiqua un. Elle entra, claqua la porte, se tourna face au mur-écran du médiatron et contempla pour la première fois sa nouvelle Jodie.
Fred Épiderme avait réglé la scène en mode Constellation. Miranda avait devant elle un mur noir piqueté de vingt ou trente mille minuscules points de lumière blanche. Réunis, ils composaient une espèce de constellation de Miranda tridimensionnelle qui singeait ses mouvements. Chaque point lumineux marquait l’un des nanosites que la machine avait incrustés dans sa peau durant les six heures de l’opération. Restaient invisibles les filaments qui les reliaient en réseau – un nouveau système corporel superposé aux systèmes vasculaire, nerveux et lymphatique et entrelacé avec eux.