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« On dirait du Wordsworth », nota Hackworth.

L’homme contemplait les prairies en contrebas. Il inclina la tête et, pour la première fois, regarda directement son voisin.

« Et à en juger par le thème, je pencherais pour le Prélude.

— Bien vu, commenta l’homme.

— John Percival Hackworth, pour vous servir. » Il fit un pas vers l’autre et lui tendit sa carte.

« Enchanté. » Il n’usa pas sa salive à se présenter.

Lord Alexander Chung-Sik Finkle-McGraw était l’un des Lords actionnaires ayant rang de duc issus d’Apthorp. Apthorp n’était pas une banale organisation officielle inscrite à l’annuaire téléphonique ; dans le jargon de la finance, le nom faisait référence à l’alliance stratégique de plusieurs compagnies gigantesques, parmi lesquelles Machine-Phase Systems Limited et Imperial Tectonics Limited. Quand ils étaient à l’abri des oreilles indiscrètes, ses employés le surnommaient John Zaibatsu, tout comme ses ancêtres d’un siècle précédent avaient rebaptisé John Company la fameuse Compagnie des Indes orientales.

La MPS fabriquait des biens de consommation et l’ITL se consacrait à l’immobilier qui restait, comme toujours, ce qui rapportait vraiment. Comptés en hectares, les chiffres n’avaient rien d’excessif – en fait juste quelques îles situées en des points stratégiques, des comtés plus que des continents –, mais c’étaient les terrains les plus chers de la planète à l’exception de quelques sites bénis comme Tokyo, San Francisco et Manhattan. La raison en était que l’Imperial Tectonics avait des géotects et que les géotects pouvaient faire en sorte que toute parcelle nouvelle héritât des charmes de Frisco, de la situation stratégique de Manhattan, du feng-shui de Hongkong, du Lebensraum monotone mais incontournable de Los Angeles. Plus besoin désormais d’expédier des péquenots crasseux en bonnet de raton laveur pour arpenter les terres vierges, tuer les aborigènes et défricher la jungle ; il vous suffisait d’avoir sous la main un géotect jeune et fringant, un compilateur de matière et une Source de taille conséquente.

Comme la majorité des néo-Victoriens, Hackworth pouvait citer de mémoire la biographie de Finkle-McGraw. Né en Corée, le futur duc avait été adopté, à l’âge de six mois, par un couple qui s’était rencontré au lycée à Iowa City avant de lancer une ferme organique, à la frontière entre Iowa et Dakota du Sud.

Il était adolescent quand un avion de ligne fit un improbable atterrissage d’urgence à l’aéroport de Sioux City ; le jeune scout Finkle-McGraw avait été, comme plusieurs de ses camarades, mobilisé en hâte par le chef de sa patrouille et il s’était retrouvé au bord de la piste, en compagnie de tous les secouristes, pompiers, infirmières et médecins de tous les comtés alentour. L’efficacité peu commune avec laquelle la région avait réagi à la catastrophe avait fait les gros titres de la presse ; elle avait même donné matière à un téléfilm. Finkle-McGraw n’arrivait pas à se l’expliquer. Ils avaient simplement fait ce qui était humain et raisonnable en pareilles circonstances ; pourquoi le reste du pays avait-il tant de mal à le comprendre ?

Cette difficulté à appréhender la culture américaine tenait peut-être au fait que ses parents l’avaient éduqué à domicile jusqu’à l’âge de quatorze ans. Une journée d’école typique de Finkle-McGraw consistait à se rendre au bord d’une rivière pour étudier les têtards ou fréquenter la bibliothèque municipale pour y étudier un livre sur l’antiquité grecque ou latine. Sa famille d’adoption n’était guère fortunée, et les vacances consistaient à prendre la voiture et partir faire de la randonnée dans les Rocheuses ou du canoë dans le nord du Minnesota. Le jeune homme en avait sans doute plus appris au cours de ces vacances estivales que la majorité de ses pairs tout au long de leur scolarité. Ses seuls contacts avec les autres enfants avaient lieu au sein de sa patrouille de scouts ou bien aux offices religieux – les Finkle-McGraw fréquentaient une église méthodiste, l’église catholique romaine et une minuscule synagogue qui organisait ses offices dans une salle louée à Sioux City.

Ses parents l’inscrivirent dans un collège privé, où il réussit à maintenir tout juste une moyenne de 2 sur un total maximum de 4. Le cursus était d’une si incroyable inanité, les autres gosses étaient si ennuyeux, que Finkle-McGraw ne tarda pas à mal réagir. Cela lui valut une réputation de bagarreur et de coureur de cross, mais il n’en tira jamais parti pour se gagner des avantages sexuels, ce qui aurait pourtant été facile en cette époque de promiscuité. Il possédait en partie ce trait fort irritant qui pousse un jeune homme à jouer par plaisir les non-conformistes, et il avait découvert que le plus sûr moyen de scandaliser la majorité des gens, vu l’époque, était d’afficher que certains comportements étaient bons et d’autres détestables, et qu’il était raisonnable de modeler sa vie en conséquence.

Après son baccalauréat, il passa une année à gérer une partie de l’exploitation agricole de ses parents, puis il s’inscrivit à l’IUT de l’université d’État d’Iowa (« Science et pratique ») à Ames. Il avait choisi pour dominante le génie agricole avant de passer à la physique au bout d’un trimestre. Tout en conservant la physique comme matière principale au cours des trois années ultérieures, il prit des cours dans tous les domaines qui l’intéressaient : science de l’information, métallurgie, musique ancienne. Il ne réussit jamais à décrocher un diplôme, non pas à cause de ses résultats mais du climat politique ; comme nombre d’universités à cette époque, l’UEI tenait à voir ses étudiants étudier une large palette de matière, dont les arts et les lettres. Au lieu de cela, Finkle-McGraw choisit de bouquiner, d’écouter de la musique et d’aller voir des pièces, à ses heures perdues.

Un été, alors qu’il vivait à Ames et travaillait comme assistant de recherche dans un laboratoire de physique des solides, la ville se trouva pendant deux jours accidentellement transformée en île par une gigantesque inondation. Tout comme nombre d’autres habitants, Finkle-McGraw passa plusieurs semaines à édifier des digues à l’aide de sacs de sable et de feuilles de plastique. Une fois encore, il fut frappé par la couverture médiatique nationale de l’événement – des reporters n’arrêtaient pas de débouler des deux Côtes pour annoncer, non sans ahurissement, qu’on ne constatait aucun pillage. La leçon apprise lors de l’accident d’avion de Sioux City se vit confirmée. Les émeutes de l’année précédente à Los Angeles avaient fourni un contre-exemple flagrant. Finkle-McGraw se mit à entretenir une opinion qui devait modeler ses vues politiques au cours des années ultérieures : en gros, si les individus ne divergeaient guère du point de vue génétique, du point de vue culturel, en revanche, ils étaient aussi différents que possible, et certaines cultures étaient simplement meilleures que d’autres. Ce n’était pas un simple jugement de valeur, mais plutôt l’observation que certaines cultures étaient florissantes et en expansion, quand d’autres connaissaient l’échec. C’était une opinion partagée implicitement par presque tout le monde mais, à l’époque, jamais exprimée.

Finkle-McGraw quitta donc l’université sans diplôme et regagna la ferme, qu’il géra durant quelques années, alors que ses parents étaient accaparés par le cancer du sein de sa mère. Après son décès, il partit s’installer à Minneapolis et trouva un boulot dans une entreprise fondée par un de ses anciens professeurs, un atelier de fabrication de microscopes à balayage à effet tunnel – à l’époque des appareils de pointe capables de voir et manipuler les atomes. Le domaine était encore mal défriché, les clients étaient en majorité de grands instituts de recherche, et les applications pratiques semblaient encore lointaines. Mais c’était parfait pour un jeune homme qui voulait étudier la nanotechnologie, et McGraw s’y mit effectivement, n’hésitant pas à travailler tard la nuit en prenant sur ses heures de loisirs. Compte tenu de sa diligence, de sa confiance en soi et de sa vivacité d’esprit (« élément souple, infatigable mais pas vraiment brillant »), sans oublier les notions essentielles apprises sur l’exploitation familiale, il était inévitable qu’il se retrouve parmi les quelques centaines de pionniers de la révolution nanotechnologique ; que sa propre entreprise, créée cinq ans après son installation à Minneapolis, survive assez longtemps pour se faire absorber par Apthorp ; et qu’il sache suffisamment bien louvoyer entre les courants économiques et politiques d’Apthorp pour y décrocher un poste d’actionnaire privilégié.