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Cigogne n'en était pas à sa première métamorphose ; les quatorze années passées à remanier son caractère avaient trempé la volonté de cet homme qui, je le rappelle, s'était toujours singularisé par une extraordinaire capacité d'aimer.

Au volant de son automobile, le nouveau lord Cigogne ne savait trop comment annoncer à Emily leur départ pour l'Océanie. Son accord ne le tracassait guère ; elle était trop insatisfaite de leur vivotement pour se dérober. Mais il eût voulu mettre de l'éclat dans cette annonce, concevoir une scène propre à refiler à Emily un peu de l'enthousiasme qui l'échauffait ; quand soudain il songea qu'il devait se défaire de ses procédés, de l'artificiel qui imprégnait ses initiatives habituelles. De la simplicité, de la simplicité ! se répéta-t-il. Le temps n'était plus aux pirouettes destinées à requinquer une passion pâlotte, non, non ! Au diable ses adolescenteries, ses mises en scènette ! D'amour il allait être question, enfin, d'un véritable roman d'amour, puissant et vrai ! Foin des assaisonnements d'antan ! Avec authenticité, il leur causerait, à Emily et à ses frustrations. Ce qu'il avait à dire à sa femme n'avait pas besoin des béquilles d'une situation théâtrale. Pour une fois, la réalité toute simple allait suffire ; elle aurait assez de talent pour toucher Emily, avec justesse, ni trop ni pas assez, pour remuer son cœur et, peut-être, lui tirer des larmes, des larmiches de femme bientôt heureuse, en chemin d'être comprise.

L'automobile de lord Cigogne traversa le grand parc blanc et s'arrêta devant la façade délabrée de Shelty Manor, aux allures de palais de maharadjah. Cinq coupoles de verre teinté achevaient de donner un air indien à ce bâtiment d'esprit colonial qui surprenait au milieu de la campagne coquette du Gloucestershire. Jeremy bondit hors de son véhicule et surgit dans la cuisine en sautant par l'une des fenêtres entrouverte.

- Emily ! Emily ! hurlait-il, heureux, léger.

Une porte s'ouvrit.

Algernon, leur valet de chambre très usé, apparut dans sa tenue de butler, l'air plus affligé qu'à son habitude. Comprimé dans son gilet rayé, le double menton serré par son plastron blanc, il demeura un instant immobile, dans une posture d'Anglais mi-courroucé mi-désespéré, mais soucieux de modérer ces choses répugnantes qu'on appelle des émotions.

- Sir, finit-il par articuler, il ne nous reste plus qu'à boire. Nous sommes quittés par Madame.

- Quittés... fit Jeremy, stupéfait.

- Croyez-le bien, je n'ai pas ménagé ma peine pour l'en dissuader, mais rien n'y a fait. Elle nous a bel et bien laissés tomber, si vous me permettez ce vocable. Et avec le perroquet !

- Et les enfants ?

- Oui, elle a également emmené les enfants.

- À quelle heure sont-ils partis ?

- Il y a une demi-heure, pour la gare. Pourquoi ?

Cigogne se précipita dans son automobile ; Algernon insista pour prendre le volant :

- Vu la gravité des circonstances, je me permets de dire à Monsieur qu'il ne sait pas conduire. Cela fait des années que je me retiens, mais là je ne peux pas vous laisser vous tuer ! La route est verglacée !

Sur ces mots, Algernon s'emmitoufla dans une pelisse en fourrure d'Emily  - un blaireau de quinze kilos hérité d'une vieille tante frileuse et costaude  - puis il chaussa ses petites lunettes et, collé contre le pare-brise en deux morceaux, pilota l'Hotchkiss avec adresse jusqu'à la petite gare de Cheltenham ; il avait jadis suivi les cours particuliers de chez Rolls-Royce, réservés aux larbins de grande classe. Mais cette précipitation fut vaine. Congelés, ils foulèrent le quai de la gare dix minutes trop tard. Emily et les enfants s'étaient enfuis, emportés par un train à vapeur trop ponctuel.

- Sir ! s'exclama Algernon, engoncé dans son blaireau, votre ancêtre lord Philby avait pour devise : My wife and only my wife. Prouvez-nous qu'en descendant jusqu'à vous son sang ne s'est pas attiédi !

Sans délai, Algernon, le blaireau et lord Cigogne reprirent la route avec l'espoir de rattraper le train, et le bon bout de la vie qui soudain leur échappait. En qualité de copilote, Jeremy consultait les cartes du Gloucestershire, allumait des cigares, distribuait des lampées de whisky, sans retenue, histoire de tenir tête à la froidure. Ils pissèrent dans une bouteille de lait vide, pour ne pas s'arrêter. L'alcool aidant, la route gelée leur sembla bientôt sûre. L'aiguille du compteur rôda longtemps sur des zones qu'interdit la prudence. Le trouillomètre déréglé, ils arrivèrent fort gais dans les faubourgs de Londres, puis à Waterloo Station, vaincus par la bise mais avec une demi-heure d'avance ! Le temps de rincer leurs pensées dans un thé chaud.

- Et si elle ne revenait pas ? dit soudain Cigogne, accoudé au comptoir d'un pub bondé de cheminots, encrassés par le charbon.

For Heavens sake ! s'écria son butler éméché, si elle nous quitte pour de bon, moi je ne vous quitterai pas ! Et nous saurons la reprendre !

En descendant du train avec ses trois enfants, le perroquet Arthur, quelques malles et cinq valises, Emily fut assaillie par une nuée de porteurs en uniforme qui se mirent à virevolter autour de ses jupes volumineuses ; quand tout à coup, elle eut la surprise et l'embarras d'apercevoir Jeremy en bout de quai, sanglé dans le blaireau de la tante Jane. Il pétunait, tirait sur l'un de ses cigares très personnels, des feuilles d'eucalyptus roulées pour lui en Bolivie. Son visage étonnant, celui qu'il s'était fait pour elle, était plus puissant qu'à l'ordinaire, plus volontaire. Dans un geste instinctif, Emily rassembla son petit monde ; voulait-il les lui reprendre ? Sous la voilette de son chapeau, elle avait cet air de trouble et de désordre qui est la marque de l'amour, fût-il douloureux ou déçu. Ce n'était pas une indifférente qui tentait de le quitter, mais une amante blessée, exigeante, incapable d'attendre que son inclination fût gâtée par l'impuissance de Jeremy à l'aimer avec talent, comme elle l'aurait voulu. Dix fois, elle lui avait confié son désarroi. La résolution qui se peignait à présent sur les traits d'Emily disait assez à Jeremy que la fléchir ne serait pas facile ; mais il se sentait le cœur de la convaincre, à présent que l'île des Gauchers les attendait, loin de ses maladresses, quelque part dans l'hémisphère sud, dans une autre réalité.

Algernon se tenait derrière Jeremy, sous un parapluie noir, au milieu d'une foule chapeautée où se mêlaient des accents cockney et la langue anglaise la plus pure. Sa grosse figure écossaise était cramoisie, ses petits yeux mobiles ; toute sa physionomie dénonçait son inquiétude, malgré le soin qu'il avait toujours mis à affaiblir l'expression des sentiments qu'il ne parvenait pas à éteindre. Depuis qu'il la connaissait, il éprouvait en la présence d'Emily un trouble embarrassant, toutes les agitations d'une ardeur souterraine ; mais il n'osait pas s'attarder sur ce que ses sens lui chuchotaient. Algernon s'attachait à ignorer cette passion étouffée, à lui donner d'autres noms, moins effrayants. Vivre sous le toit d'Emily suffisait à le satisfaire ; l'entourer de son attention vigilante comblait son cœur compliqué. Le zèle qu'il apportait dans l'accomplissement de ses fonctions était sa manière de lui murmurer son amour, qu'il n'avait jamais espéré réciproque. Algernon nourrissait une répugnance authentique à être aimé ; jamais il n'aurait pu estimer une femme dont le désir physique  - ridicule à ses yeux  - se serait porté sur lui, une lady qui aurait eu le mauvais goût de se placer sous la dépendance d'un être aussi ridicule que lui. Il vénérait Emily de n'avoir pas la complaisance de l'aimer ; ce départ l'affligeait donc au-delà de ce qu'il pouvait tolérer.