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En route vers cet avenir nettoyé de tout ce qui n'était pas leur couple, Emily songeait qu'elle avait été folle de se laisser reprendre par Cigogne. Cet infernal s'était toujours prélassé dans de belles intentions, mille fois répétées en vain. Mais cette fois-ci Jeremy paraissait dans des dispositions qu'elle ne lui avait jamais vues, prêt à rompre avec toutes les habitudes qu'il avait contractées en Angleterre, désireux d'accommoder la vie à leur amour, et non le contraire. En l'embarquant ainsi, ne venait-il pas de sacrifier pour elle son sanatorium singulier, cette entreprise qui avait été l'objet privilégié de sa réflexion, de sa rage de découvreur, pendant plus de six ans ? Emily en demeurait étonnée. Dans l'automobile, l'enthousiasme de Cigogne éteignit ses dernières réticences.

- Tu verras, là-bas tout est différent !

Il ne se lassait pas de répéter qu'aimer était l'activité principale de ces Gauchers, leur première urgence. Un seul peuple sur terre avait ce projet comme thème central, et il l'avait déniché ! À l'entendre, tout ce qui n'avait pas trait à la vie du cœur était là-bas négligé, diminué, voire recalé. La passion de l'accumulation ? Evacuée sans regret ! Les jeux de l'arrivisme ? Extirpés du corps social ! La grande quête pénible de l'efficience économique ? Abolie ! Le coup de torchon ! Seules les ambitions amoureuses, les plus folles à vrai dire, étaient prioritaires. Toute la culture de ces îliens s'articulait autour de cette orientation pas désagréable.

Un instant il se tut pour s'émerveiller de ce qu'Emily fût là, à ses côtés.

My love, reprit Cigogne avec une jubilation qui défroissait ses traits, c'est dans ce pays que nous allons. Là où les hommes et les femmes savent bricoler leur passion pour en faire de l'amour, et du vrai, pas frelaté ! Le grand vertige à portée de main ! Fini le goût du trop peu ! La médiocrité de l'à-peu-près ! À nous les promesses tenues ! Les mirages enfin réels ! L'amour vivable !

Emily le regarda, ahurie par les naïvetés de cet homme de presque quarante ans, et charmée aussi qu'il se permît de tels élans, en bousculant sa retenue habituelle.

4

À Southampton, la famille Cigogne, Algernon et le perroquet s'embarquèrent à bord du Colbert. Ce navire marchand bordelais faisait escale en Angleterre, avant de mettre le cap vers la Terre de Feu ; il s'élancerait ensuite vers le Pacifique Sud pour gagner, enfin, les côtes de l'Australie où serait vendu l'essentiel de sa cargaison. Les cales d'un fort tonnage étaient remplies des meilleurs crus de Bordeaux, de whiskys écossais recherchés. Quatre cabines en acajou réservées aux passagers fortunés demeuraient libres ; ils les louèrent.

À la demande d'Emily, lord Cigogne établit ses quartiers à l'avant, non loin du poste de pilotage ; elle s'installa à l'arrière avec les enfants et leur butler. Pendant plus de deux mois, ils vécurent ainsi sur le même bateau en évitant avec soin de s'apercevoir. Emily sentait nécessaire cette longue parenthèse pour éteindre, ou du moins diminuer ses ressentiments et remettre entre eux cette distance qui, parfois, permet au désir de renaître.

Emily était lasse que Cigogne la perçût comme un danger, d'être toujours à réclamer des instants partagés, à l'effrayer en jouant malgré elle le rôle de l'épouse accapareuse, assoiffée d'intimité. Marre, elle en avait marre de ces sensations récurrentes, dévalorisantes, de cette spirale d'irritations réciproques qui ruinait leur amour.

Au bout de six semaines d'océan, déjà, ses griefs s'amenuisèrent. Cet homme qui l'avait tant blessée en se gardant toujours d'être avec elle, d'éprouver ce qu'elle sentait, cet énergumène incapable de s'abandonner aux complicités d'une vie authentiquement commune lui manqua à nouveau, sa vitalité surtout. Absent, Cigogne redevenait fréquentable. Il lui apparaissait soudain sous un jour plus propre à susciter de la compassion, cette sorte d'attendrissement qui l'envahissait désormais lorsqu'elle songeait à l'impuissance dont il disait se sentir prisonnier, impuissance à établir avec elle une relation réelle. La volonté toute neuve de Cigogne de dissiper coûte que coûte les turbulences qui les éloignaient la bouleversait.

De son côté  - à quelques dizaines de mètres d'elle  - Jeremy lui écrivait, s'ouvrait sans censure, ce qu'il n'avait plus fait depuis... Avec des mots vifs, venus du fond de sa révolte contre cette vie de droitiers de Kensington qui les avait piégés, il s'avouait, confiait à ses lettres sa tristesse de l'aimer avec si peu de talent ; Cigogne disait son espérance, sa foi en cette civilisation gauchère inédite dont il était disposé à suivre les chemins.

Ses lettres  - que Peter, Laura et Ernest apportaient chaque matin à leur mère  - étaient pour la première fois des messages d'amour, et non des billets passionnés. La plume à la main, Jeremy découvrait le plaisir qu'il y a à se laisser flotter dans les sensations de l'autre ; il revenait sur les scènes de leur vie où il n'avait pas su être présent, où il s'était montré inapte à partager les émotions de son Emily, à les anticiper. Ecrire l'aidait à revisiter leur histoire avec des yeux qui voyaient, des oreilles qui entendaient, enfin. En pensant leur vie, il la faisait sienne à nouveau alors que les années, ou plutôt ce que sa médiocrité en avait fait, l'avaient insensiblement dépossédé de son existence conjugale, qui se déroulait sans qu'il la sentît vraiment. Au fil des pages, il s'interrogeait sur les mouvements obscurs de son esprit qui le gouvernaient et le faisaient se conduire comme s'il eût craint une intimité durable avec sa femme, alors même qu'il la souhaitait ardemment.

Touchée par ces nouvelles dispositions, Emily savourait sa satisfaction qu'ils eussent fui l'absurdité de leur existence britannique. Jamais elle n'aurait cru Jeremy capable d'un tel sursaut, d'une telle conversion. Eprise d'authenticité, elle en avait sa claque des grimaces de la vie sociale, de son cortège de faussetés, du maillage de leurs relations qui les enserrait dans un quotidien où leur amour occupait la dernière place, très loin derrière ces fameuses obligations qui confisquent la vie à deux. Et puis, elle était heureuse de rompre avec cette Europe crispée par la crise sociale hideuse qui faisait fermenter toutes les animosités. En cet hiver de 1932, il n'était que de descendre dans la rue, d'ouvrir le journal ou d'allumer la TSF pour être violé par le malaise d'un continent où chacun vivait à contresens.

Le soir du jour de l'an 1933, dans la tiédeur d'un port chilien, le commandant du Colbert donna à bord une manière de réception, histoire de fêter l'année nouvelle et de régaler un négociant en vins local. Emily se tenait seule sur le pont supérieur, écoutait rêveusement les notes d'un tango que les vents portaient jusqu'à elle, quand Cigogne lui apparut. Sans un mot, il l'étreignit et, se laissant gagner par la mélopée, imprima peu à peu à leurs corps un rythme commun, auquel elle s'abandonna bientôt. Ces instants muets, de synchronisation parfaite, lui furent un bonheur complet. Elle n'avait plus goûté une telle proximité, exempte des tensions qui vont avec la vie ordinaire des couples, depuis tellement de frustrations ; lorsque tout à coup elle s'avisa qu'il dansait en la guidant de la main gauche ! Pour la première fois, il s'était mis à la main de sa femme ; de là cette fluidité de gestes, ce sentiment d'être dans le mouvement de l'autre et, au-delà, avec lui. Un regard plus appuyé d'Emily, accompagné d'un sourire bref, fit connaître à Jeremy qu'elle venait de s'en apercevoir. Aussitôt, il lui baisa la main et se retira. Cette rencontre fut leur seul contact pendant toute la traversée ; elle annonçait  - du moins l'espéraient-ils  - l'année de convalescence qu'ils allaient offrir à leur amour.