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- Peut-être faudrait-il abandonner l'armure ? suggéra Emily.

- En terre française ? ! s'insurgea Algernon, courroucé.

L'armure fut sauvée par cette intervention qui ne souffrait aucune réplique.

Avec flegme, Peter montra l'exemple en jetant au sol sa collection de soldats de plomb. Laura lâcha sa valise de livres d'adolescente dans l'herbe. Ils étaient résolus à gagner ce pays où les parents avaient l'air de mieux s'aimer, cette île qui les préserverait des écartèlements d'un nouveau divorce. Ernest, lui, conserva prudemment ses marionnettes. Touchée par l'élan de ses aînés, Emily se débarrassa alors avec joie des vestiges trop lourds de leur passé ; elle coupa les nœuds qui retenaient les valises en cuir, chargées d'objets sans valeur au regard de l'avenir qui les attendait. Sans regret, elle abandonna sur place la malle d'osier qui contenait leur vaisselle de porcelaine de Prague, ainsi que leur argenterie de famille. Jamais elle n'avait éprouvé autant de plaisir à se défaire de ses biens, de bribes de leur histoire.

Peu à peu, la nacelle s'éleva. Ils avaient préservé l'essentiel : les robes qui embelliraient Emily, l'armure de l'ancêtre Philby, les gilets et les plastrons d'Algernon, l'Union Jack en lin, les sept smokings de Jeremy, les raquettes de tennis en boyaux de lamentin et les vivres préparés pour la grande traversée, plus quelques valises. Mais le ballon peinait toujours à prendre de l'altitude, comme s'il eût réclamé un délestage plus radical.

Alors qu'ils survolaient déjà le lagon à une dizaine de mètres des flots, Emily prit l'initiative de se débarrasser des plus lourdes caisses, celles où étaient rangées les lettres qu'ils avaient échangées pendant sept ans. Cigogne faillit la retenir ; mais il eut le courage de n'en rien faire. La montgolfière devait à tout prix gagner des sphères plus élevées s'ils voulaient rejoindre l'île d'Hélène.

Avec courage, Emily jeta les caisses par-dessus bord ; il le fallait. En tombant, les couvercles s'ouvrirent ; les lettres d'amour se dispersèrent comme des papillons de papier. Leur vieille façon de s'aimer s'éparpilla à tous les vents. Toutes leurs frustrations mises par écrit, leurs ressentiments anciens, ces bonheurs trop fugitifs, leurs incompréhensions accumulées, leurs abandons imparfaits, tout cela les quitta d'un coup. Allégé, le ballon s'envola. Les alizés les emportèrent.

Dans la nacelle, Cigogne et Emily regardaient s'éloigner le monde des droitiers, cet univers qui vivait à l'envers sans le savoir. Bientôt la Nouvelle-Calédonie ne fut plus qu'un point sur la ligne d'horizon.

5

Les alizés les poussèrent pendant trois jours vers cette île australe située au-delà de la géographie connue. La nuit, lord Cigogne vérifiait la bonne tenue de leur cap en calculant leur position par rapport aux étoiles. Toutes les deux heures, il relevait la vitesse de la brise qui les poussait et, avec frénésie, consultait la bible des aérostiers  - The winds of the world  - dans une version mise à jour qu'il s'était procurée auprès de la Royal Geographical Society de Sydney, afin de comparer ses mesures avec celles qui figuraient dans les tables des vents de cet excellent ouvrage. Météorologue émérite, Cigogne interrogeait son baromètre, déchiffrait les nuages, scrutait le ciel sans relâche afin d'évaluer la distance qui les séparait encore de l'île d'Hélène. Pendant ce temps-là, Algernon faisait réciter aux enfants leurs déclinaisons latines, les tançait à la moindre faute ; il jugeait le latin essentiel à l'éducation d'un jeune Britannique, tout comme l'art de tenir un club de golf ou de chauffer une théière avant qu'elle ne reçoive l'eau frémissante.

Emily la gauchère se laissait flotter au milieu des nuages de l'Océanie dans un abandon proche de la félicité. Elle se reposait complètement sur la compétence de Jeremy pour piloter leur montgolfière ; et puis, qu'il eût résolu de les libérer de leur vie anglaise pour partir à la découverte de sa femme, dans cette société inversée faite pour elle, ne cessait de l'émouvoir. Cependant, accoudée à la nacelle, Emily se demandait à quoi pouvait bien ressembler ce petit monde de gens réconciliés avec une certaine idée d'un bonheur accessible, ce territoire mythique absent des cartes, si éloigné de notre Europe qui ne croyait qu'en l'effort, aux beautés du désespoir, à la fatalité de la souffrance et de l'échec amoureux.

Emily était écœurée par les valeurs qui minaient la société droitière de Kensington. Le seul fait que, là-bas, chacun se gaussât de l'idée même du bonheur, avec ce petit air entendu et supérieur, était tragiquement révélateur ; ce monde élitiste avait érigé son mal-être en code de bon goût, voyait dans la sincérité une mièvrerie, dans la candeur un ridicule. Lors des dîners en ville, parler était synonyme de railler, voire d'éreinter (les bons soirs) ; instiller son venin avec esprit était devenu un art, juger relevait d'une triste obligation, et passait pour la preuve de la vivacité de son fameux sens critique. De tendresse il n'était jamais question, bien entendu ; la douceur n'est-elle pas un ridicule de plus ? Oh my God, on est si bien entre nous, à croupir dans notre élégante misère intérieure ! Intègre, Emily était à bout de fréquenter ces droitiers à la page qui ne goûtaient certaines (rares) choses que pour marquer leur appartenance à tel ou tel cénacle d'élus. Le cœur avait si peu de part dans les brefs engouements littéraires et politiques de ces coteries ! Juger, juger et encore juger semblait le seul remède pour soigner l'idée dégradée qu'ils se faisaient d'eux-mêmes. Sinistre compensation qui laissait flotter dans les dîners une atmosphère délétère et, au-delà, plongeait Londres dans un climat qui manquait singulièrement de fraîcheur et de simplicité. De toute cette violence ordinaire, Emily se sentait enfin libérée. Un pays vrai l'attendait !

Parmi les notes que contenait le dossier légué par lady Brakesbury, un raccourci de sa main avait particulièrement intrigué Emily : En Europe, les hommes avouent leur amour ; là-bas, ils le vivent. Par quels procédés ces gauchers mettaient-ils en scène leurs inclinations, jour après jour ? Apparemment, ces scénaristes de leur propre vie étaient passés maîtres dans l'art de montrer ce qu'ils éprouvaient, au lieu de le dire. Ils se concevaient comme des êtres de fiction, mais d'une fiction plus réelle que la réalité un peu grise des Mal-Aimés. Ces passionnés du quotidien semblaient avoir le talent de concocter pour leur conjoint une vie empreinte de cette exigence. Mais comment convertissaient-ils en actes ces élans du cœur qui, chez les droitiers, se traduisent surtout par des mots ? Quelles coutumes permettaient de transmuer la passion en amour véritable ? Il lui tardait de respirer cet air nouveau ! Et de se faire piquer par la mouche pikoe.

À en croire les documents de lady Brakesbury, la mouche pikoe était un insecte endémique en l'archipel qui s'éparpille autour de l'île d'Hélène. Quiconque était piqué par cette mouche gardait pour toujours le virus dont elle était porteuse. Ce virus  - le pikoe[3]  - demeurait en sommeil dans le sang, comme celui du paludisme, et ne provoquait de virulents accès de fièvre que lorsque le sujet atteint se mettait à mentir. Presque tous les Gauchers avaient été piqués ; dans l'île, tout le monde évitait donc les facilités du mensonge. Grâce à la mouche pikoe, les Héléniens avaient développé une société de gens plus vrais qu'ailleurs.

Au bout de trois jours, Jeremy décida de faire escale sur un îlot habité par des naturels hospitaliers, situé non loin des îles Fidji, le temps d'attendre que les vents dominants soufflent dans une autre direction. Par chance, le climat ne leur fut pas longtemps défavorable ; les courants d'air chaud s'orientèrent au bout de cinq jours vers l'île d'Hélène. Profitant de cette brise inespérée, ils repartirent aussitôt, avec de l'eau et des vivres frais. Dans la nacelle, lord Cigogne songeait à sa vie professionnelle, qu'il lui faudrait réinventer là-bas. Jeremy pratiquait une médecine particulière qui lui avait valu de solides inimitiés dans les milieux médicaux de Londres. Depuis son odyssée de sept années dans la bibliothèque Blick, il croyait au pouvoir des grands auteurs. À ses yeux, la poire à lavement, le bismuth et la pénicilline réunis ne valaient pas un chapitre de D.H. Lawrence, n'en déplaise à Fleming.