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Lord Cigogne soignait tout  - y compris les maladies imaginaires  - à l'aide de romans ou de textes divers qu'il prescrivait sur ordonnance : deux pages de telle pièce d'Oscar Wilde, matin, midi et soir, pour un patient qui souffrait tragiquement d'un manque d'humour ; une cure de Chatterton afin d'enrayer un optimisme trop béat ; une diète à base d'ouvrages de Rabelais suffisait à soulager les plus neurasthéniques. Cigogne prétendait que les vers de Shakespeare étaient souverains contre le bégaiement, que la lecture régulière de la prose de Victor Hugo guérissait radicalement l'asthme et que fréquenter le Provençal Mistral à petites doses était bon pour le teint. Le Français Marcel Proust n'était à conseiller que dans les cas les plus extrêmes ; ultime drogue qui, en cas d'utilisation prolongée, pouvait rendre fou. Les traductions étaient proscrites dans tous les cas car, au dire de Jeremy, un texte ainsi dénaturé perd la plus grande part de ses vertus curatives...

En praticien éclairé, lord Cigogne avait ausculté autant d'âmes que de romans  - les livres souffrent également, surtout de n'être pas lus ! - et il se faisait fort de remédier à bien des maux : l'impuissance, la tristesse, l'éjaculation précoce, l'hystérie, l'insomnie... mais il soignait également des maladies plus graves, telles que le racisme ou la bêtise ; cette dernière exigeant des traitements prolongés en sanatorium. Son manuel de praticien  - Guérir par la lecture  - connaissait en Angleterre les honneurs d'une carrière qui se prolongeait saison après saison.

À Londres, Cigogne avait ouvert un sanatorium unique, d'allure victorienne, à colonnades de marbre blanc, à un jet de pierre de Trafalgar Square. Cent cinquante-huit mille volumes y étaient réunis, dans leur langue originale, toute une pharmacopée littéraire qu'une clientèle de vieilles ladies et de gentlemen venait ingérer en respectant scrupuleusement les prescriptions. Les curistes, vêtus de robes de chambre écossaises, lisaient plusieurs heures par jour dans de grandes galeries de marbre, allongés sur des chaises longues percées, afin qu'ils pussent vider leur vessie sans interrompre leur lecture ; les ouvrages étaient posés sur des lutrins en bois exotiques sculptés. Dans ce silence recueilli, on n'entendait que le bruit des pages tournées, parfois troublé par un vieux lord qui se soulageait dans un soupir d'une exquise discrétion. Mais le temps de cette médecine élitiste lui semblait révolu. Cigogne entendait pratiquer sur l'île d'Hélène une médecine de ville, plus démocratique, en cabinet.

Un matin brumeux, alors qu'Algernon versait le thé dans les tasses de porcelaine qui avaient pu être sauvées, il osa dire ce qui fermentait dans la cervelle de tout le monde, depuis deux jours :

My lord, je crains que votre goût pour les chimères ne nous devienne fatal... Cette île n'a jamais existé que dans les songes de notre regrettée lady Brakesbury. Bloody Hell, ouvrez les yeux !

- Mais je les ouvre !

On entendit tout à coup la petite voix d'Ernest qui s'écria :

- Terre ! Terre ! Terre...

Les yeux au ras de la nacelle et l'auriculaire dans une narine, il venait d'apercevoir leur avenir dans une trouée de brume tropicale, ce petit territoire d'Océanie où ses parents s'autoriseraient à se bien aimer. L'épais rideau de nuages se dissipa sous l'effet des brises ordinaires à ces latitudes qui rendent la chaleur acceptable. Chacun s'arrêta et contempla l'île principale qui élevait au-dessus de l'océan une terre montueuse en forme de haricot.

De loin, l'île des Gauchers paraissait inhabitée et, quoique escarpée sur son flanc exposé aux alizés, ses pâturages semblaient fertiles. Elle présentait plusieurs vallées arrosées par de petits cours d'eau formant ici et là des cascades blanches qui venaient mourir dans l'océan. Le nord était boisé d'espèces endémiques exubérantes, de variétés étonnantes de pandanus, de papayers sauvages, de kaoris et, surtout, d'une foule de pins colonnaires élancés ; la côte se terminait par des falaises abruptes de roches rouge sang qui faisaient ressortir les bleus éclatants et tous les verts translucides des fonds du Pacifique. Comme la plupart des îles océaniennes, l'île d'Hélène était ceinturée d'un anneau de corail, cette barrière madréporique, œuvre d'animalcules, qui affleurait à mer basse et sur laquelle s'élançaient pour se briser les grandes lames du large. Entre cette digue naturelle, interrompue par quelques passes, et l'île s'étirait une rade circulaire, paisible et lumineuse qu'on appelle un lagon. Au loin se disséminait l'archipel, une foule d'atolls chargés de végétation, de bancs de sable éphémères peuplés de tortues. On eût dit qu'un soleil sous-marin éclairait ces eaux claires où vibraient toutes les teintes bleutées. Faramineuse beauté ! Les fonds, de sable corallien presque blanc, renvoyaient chaque rayon, soutenaient la violence de cet incendie de lumière, renforçaient les couleurs oxygénées, soûlantes, blessantes pour les yeux.

Au regard de cet océan de luminosité qui les enveloppait, l'Europe du mois de novembre qu'ils avaient quittée leur sembla soudain un fond de cour humide et sombre, une punition infligée aux Mal-Aimés. Emily songea à la tristesse des Midlands pluvieuses de son enfance, à ces paysages blafards et glacés, éventrés par les mines de charbon, au désordre intolérable de ces villages aux petites maisons anguleuses en brique, ces corons anglais envahis par les puanteurs sulfureuses des excréments de houillères en flammes, à cet horizon barré par la silhouette des terrils, à cet univers baignant dans un air noirâtre qui éteignait toutes les couleurs, endeuillait cette terre ravagée par la folie de l'accumulation, oui, ce monde si exactement fait pour le malheur que ce qu'elle apercevait soudain de leur nacelle lui emplit les yeux de larmes, comme une promesse de bonheur impossible à tenir. Certes, Emily avait connu une autre Angleterre, plus harmonieuse, celle des dunes du Sussex ou celle des landes écossaises, mais la beauté sur laquelle ses yeux se reportaient en cet instant avait une tout autre grâce, celle d'être loin.

Qui n'a pas fréquenté ces terres australes ne peut connaître la félicité complète qu'il y a à être loin, loin de la prodigieuse animosité des Blancs cravatés des villes  - dont ils sont à peine conscients, occupés qu'ils sont à s'utiliser sans tendresse et à se jauger les uns les autres  -, loin des passions artificielles qui sont l'opium des grandes capitales européennes, des calculs de la vanité, des ravages que cause l'idée misérable  - et touchante  - dont chacun hérite de soi, parfois sous des dehors pleins d'assurance, loin de l'immense tyrannie invisible  - et si affectueuse ! - que les familles exercent sur leurs rameaux. Quelle jouissance d'être hors d'atteinte, à l'écart des attentes plus ou moins formulées de ceux qui nous veulent du bien  - les plus terribles !, - des monstrueux oukases du marché du travail, loin de cette société ivre qui met des préalables au bonheur, et qui sans relâche cherche à nous distraire de l'intimité que nous pourrions entretenir avec nous-mêmes. Quel délice de mettre toute la terre entre soi et les valeurs absurdes que l'école, les journaux et les ventriloques de tous poils nous versent dans l'esprit et auxquelles nous finissons par accorder du crédit ! Quelle griserie de s'exiler loin des vulgarités de la société commerçante, et de la vie à contresens des droitiers !