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Sous leur ballon, Emily se sentait protégée par la distance formidable qui la séparait de l'Angleterre, comme à l'abri de ses douleurs passées, des piques de cette scélérate bien née qu'était sa mère ; et cette sensation de bien-être embellissait encore à ses yeux la réalité qu'ils survolaient. Pour la première fois, Emily avait le sentiment d'être vraiment disponible aux beautés qui l'environnaient, de participer à tout cela. Elle s'enveloppait dans le vent, laissait le soleil la posséder.

Dans ses notes hâtives, lady Brakesbury avait relevé ce phénomène courant sur l'île des Gauchers : les immigrants récents disaient éprouver une authentique libération en s'établissant loin de leur enfance, de leurs parents ; de là venait peut-être cet air apaisé qui les rendait presque beaux.

La montgolfière doubla la pointe septentrionale, et descendit ensuite en longeant la côte orientale plus humide, chargée d'un délire végétal, une dégringolade de plantes bariolées qui s'étendait jusqu'à la ligne précise, incurvée, du rivage. Plus loin, entre le pied d'une montagne sombre détachée de la chaîne principale et la mer, se déroulait une bande de terrain inclinée vers la plage et couverte par une longue cocoteraie. Le ballon perdit un peu d'altitude et les enfants s'émerveillèrent d'apercevoir une horde de trente à quarante petits requins jaunes qui glissaient entre les parois écumantes d'une passe ; ils chassaient à marée basse dans quarante centimètres d'eau, à l'intérieur du lagon. Toute la partie dorsale de ces squales était hors de l'eau. Mais d'êtres humains, il n'y avait pas trace ! Où étaient donc ces Gauchers ? Un instant, Cigogne crut avoir été possédé par l'auteur d'une fable. Lady Brakesbury avait-elle rêvé cette île ?

Quand, soudain, un fort courant ascendant souleva la montgolfière qui s'éleva brutalement au-dessus de la chaîne montagneuse, dont les flancs étaient couverts d'une jungle épaisse. Chacun eut alors le souffle coupé. Ce qu'ils venaient de découvrir était extraordinaire. Un curieux phénomène géologique avait vidé la montagne de son centre ; elle était creuse et formait un gigantesque cirque au-dessus duquel ils flottèrent quelques instants, avant d'entreprendre la descente, lentement. Au fond de cet effondrement colossal de plus de cinq cents mètres, la petite troupe d'immigrants aperçut un lagon clair qui communiquait avec l'océan par une faille étroite, un canyon rouge dont la largeur ne devait pas excéder quinze mètres. Sur les rives herbeuses de ce petit lac Léman océanien avait été bâtie l'une des plus jolies petites cités coloniales qui se puissent concevoir, une station balnéaire en bois naturel d'esprit très raffiné, enchâssée dans une végétation puissante, vigoureuse, qui n'avait rien à voir avec la nature timorée et assoupie que l'on trouve en Europe. En pleine ville, l'œil des passants pouvait se reporter avec plaisir sur des bananiers sauvages, des banians étrangleurs aux troncs multiples, des flamboyants rouge sang, des fougères arborescentes. L'air y était plus tempéré qu'à l'extérieur, moins humide, comme sur une côte sous le vent. Une promenade ombragée avait été aménagée au bord du lagon, sous une double allée de cocotiers royaux. D'innombrables jardins environnaient les maisons, aussi bien tenus que ceux que l'on peut encore admirer dans les îles canaques. L'état admirable des gazons rasséréna Algernon ; des gens qui tondaient avec un tel soin leur pelouse ne pouvaient être des sauvages, même s'ils n'avaient pas de clubs pour gens de maison.

C'était là, à l'abri de la curiosité des droitiers, derrière ces remparts aux allures volcaniques qui les protégeaient des cyclones, à plus de vingt mille kilomètres de Paris, que le petit peuple des Gauchers s'était établi pour y faire naître une civilisation heureuse, exemptée de la culpabilité et des croyances vicieuses qui minent la nôtre. C'était là, au bord de ce lagon secret, que l'on voyait les rapports les plus tendres et les plus fous entre les hommes et les femmes. C'était là, grâce à leur folle ambition, que le couple avait cessé d'être un enfer. C'était là, oui, là, que lord Cigogne et Emily espéraient réussir, enfin, l'aventure de s'aimer, jusqu'à ce que mort s'ensuivît, dans ce phalanstère étrange où les hommes avaient la passion des femmes, dans ce monde utopique qui avait tenu ses promesses ; alors que nos sociétés, en Europe, n'avaient d'autre projet que de n'en plus avoir.

Doucement, la montgolfière descendait vers Port-Espérance, en cette matinée du 2 mars 1933.

6

Sur la place centrale de Port-Espérance  - place du Capitaine-Renard  - les Gauchers étaient assemblés, dans leurs mises élégantes de gens simples, de pionniers endimanchés. Les hommes étaient vêtus de costumes clairs, portaient des chapeaux de cow-boy du Queens-land. Les femmes s'inclinaient sous des ombrelles de lin ; leurs regards étaient ombrés par des chapeaux fleuris. Des jupes d'un certain volume leur prêtaient des silhouettes allurées d'héroïnes de western, des rubans volaient. Les enfants étaient également chapeautés. On eût dit une foule d'immigrants australiens de 1880, mais sous les tropiques, dans une végétation presque polynésienne, au cœur d'une cité coloniale du Pacifique Sud en dentelles de bois, sur une place sablonneuse. Ces Français du bout du monde dégageaient cette vitalité franche que l'on rencontre chez les peuples de pionniers épris d'aventure. Certains hommes portaient des winchesters sur les flancs des selles de leurs chevaux, fusils qu'ils n'hésitaient pas à utiliser contre les pirates malais qui, parfois, se permettaient des incursions jusqu'à l'île d'Hélène. Les plafonds des vérandas légères qui donnaient sur la place étaient pourvus de ventilateurs à ressort dont les hélices en bois de santal tournaient vers la gauche ; les portes d'entrée des maisons s'ouvraient également en sens inverse.

L'attente recueillie de cette assemblée devenait asphyxiante, malgré la brise circulaire qui emplissait la grande fosse de Port-Espérance. Le ciel, si capricieux sous ces latitudes, avait soudain l'air d'incliner vers l'orage. Tous avaient voté  - les femmes également - ; chacun piaffait d'attendre le dépouillement du référendum historique qui allait fixer leur destinée de Gauchers.

Quand soudain quelqu'un s'écria avec gaieté :

- Un ballon ! Un ballon !

La population gauchère leva la tête. On se mit à sourire, à faire des signes. Les gamins agitaient leur casquette de la main gauche avec frénésie. Dans le même moment, l'élégant M. Jacob, le maire, sortit du bâtiment principal de la Compagnie minière et, d'une voix tremblante, improvisa avec fièvre ce discours qui allait faire date, dans un français choisi, presque d'un autre siècle :

- Citoyens gauchers ! Nous avons passé par toutes sortes d'épreuves et de sacrifices pour fonder notre colonie australe. Souvent nous fûmes notre premier ennemi, pénétrés d'hésitations légitimes, dans la crainte où nous étions de divorcer vraiment d'avec le monde des droitiers. Aujourd'hui, j'ose dire qu'en ce 4 février de l'an de grâce 1933 notre petit peuple frondeur s'est montré son meilleur allié, ferme dans ses principes, téméraire dans sa volonté d'inventer une société digne des rêveries du capitaine Renard qui nous poussa à venir bâtir nos maisons sur les rives de ce lagon ! Les résultats de la votation sont les suivants : 18765 pour, 2 824 contre ! La mine est FER-MÉE ! Vive l'île des Gauchers ! Vive nos femmes ! Que Dieu nous bénisse ! Et bienvenue à ces nouveaux immigrants qui nous arrivent du ciel !