Une clameur véhémente souleva la foule. On applaudissait. Les chevaux s'agitaient. On s'embrassait. Jamais peut-être la fermeture d'une mine n'avait suscité de tels transports, surtout en pleine crise des années trente !
Dans leur nacelle qui descendait lentement vers la place - les calmes les maintenaient presque immobiles - lord Cigogne, Emily et Algernon contemplaient cette liesse et l'accueil inattendu qui leur était fait avec des sentiments divers. Emily avait toujours goûté les tourbillons de gaieté, l'enjouement, les impulsions de la sincérité. Algernon s'inquiétait fort que ces maniaques du sentiment fussent capables d'une telle absence de retenue. En écoutant les paroles du maire, Jeremy avait surtout noté avec ravissement que les indications de lady Brakesbury étaient exactes ; les Gauchers de l'île d'Hélène s'exprimaient bien avec une netteté et un choix de termes qui rappelaient le style en usage à Paris au XVIIIe siècle, cette langue si propre à dépeindre toutes les subtilités des mouvements du cœur. À cette époque le français était, sous ce rapport, le plus riche des nuanciers. Au dire de lady Brakesbury, les Gauchers de Port-Espérance s'employaient avec gourmandise à réveiller des mots assoupis au fond des romans, à réajuster des tournures égarées, car ils savaient que lorsqu'un mot meurt c'est un sentiment qui s'en va, quand la langue se corrompt c'est l'art de parler d'amour qui s'affaiblit et, par-delà, une certaine façon de sentir, d'éprouver ces vertiges des sens et de l'âme qui réclament pour éclore les finesses d'un vocabulaire étendu. Ces grands amants, ces maîtresses invétérées avaient la passion des mots qui autorisent des émotions rares, de ces sésames qui ouvrent les sensations qui s'écartent insensiblement du simple j'aime-je n'aime pas. Car enfin, goûter n'est pas aimer, pas plus que raffoler. Il est des femmes que l'on adore sans les aimer, parfois même en les haïssant, ou en les désaimant... De toutes ces subtilités les Gauchers étaient friands.
M. Jacob apaisa les vivats d'un geste et reprit son adresse, en apportant des éclaircissements sur cette votation. Les Cigogne et Algernon apprirent alors que l'île d'Hélène était un énorme caillou de nickel. Depuis quarante ans, l'exploitation du minerai avait déjà mangé un tiers de l'île, dans sa partie septentrionale, assurant ainsi une certaine opulence aux citoyens de Port-Espérance. L'extraction s'était intensifiée et, au rythme actuel, affirma M. Jacob, l'île d'Hélène aurait totalement disparu de la surface du Pacifique en 1954. Certains s'y étaient résignés, arguant que la colonie aurait alors acquis assez de fortune pour acheter un autre territoire, quelque part sur cette planète. Tel était déjà le projet des successeurs immédiats de Renard, vers 1900. Mais depuis les débuts de l'exploitation, l'Europe avait pris possession de la moindre parcelle de terre en friche ; ses empires coloniaux avaient étendu sur tout le globe leur tutelle droitière. Seule l'intervention personnelle de Clemenceau avait permis à cette île d'échapper à l'uniformisation de l'Etat français jacobin. Le référendum avait donc porté sur la poursuite, ou non, de l'exploitation du nickel contenu dans les roches rouges de l'île d'Hélène.
En décidant de fermer la mine, les Gauchers de Port-Espérance venaient de choisir la permanence de leur culture, et d'affirmer courageusement la primauté de leur vie de cœur sur les séductions de l'aisance financière. L'amour des femmes, et des hommes, l'avait emporté sur l'argent ; de là cette gaieté, ce sentiment de libération et de fierté, bien que tous connussent le prix élevé de leur décision. Mais ils entendaient préserver leur territoire !
- Citoyens gauchers, reprit le maire exalté, ajustons nos envies à notre fortune, plutôt que de mettre nos revenus au niveau de nos désirs ! L'idée du vrai commençait à nous échapper dans l'opulence, revenons à l'esprit de la Société des Gauchers ! Aux mœurs délicieuses de ces pionniers ! L'intelligence des affaires nous gagnait, et cette intelligence-là mène aux ambitions creuses, à l'existence la plus agitée, et la plus vide. On n'a jamais mis le bonheur véritable dans l'entassement des biens ! Nous sommes riches de mener ici des vies qui ont du sens ! Notre ambition est de tout connaître des choses de l'amour, de vivre TOUTES nos aspirations, même les plus contradictoires, dans des histoires fortes, sans limites, oui, sans limites ! Voilà ce que nous sommes : des maris à plein temps, des amants, des maîtresses, pas des gens d'argent ! Vive le libertinage, vive la fidélité ! Vive l'île des Gauchers ! Vive nos femmes !
Ce surprenant discours politique suscita à nouveau des vivats, une fermentation des esprits qui se libéra en un ouragan d'applaudissements qui résonnèrent longtemps dans le vaste cirque. On vociférait, s'étreignait ; des nuées de chapeaux de cuir volaient quand, soudain, la montgolfière se posa place du Capitaine-Renard. Cigogne, Emily, les enfants et leur butler furent sortis en triomphe de la nacelle et entraînés dans des danses américaines, au son d'un orchestre de jazz improvisé, sur la terrasse d'un café colonial. Horrifié, Algernon se vit pris en main par une gauchère bien viandée et fort gaie ; son plastron était de travers. L'orage qui patientait éclata alors, abrupt, tropical, une mousson vigoureuse qui s'abattit sans entamer l'entrain des îliens. En un instant, Port-Espérance se transforma en une grande flaque. Et l'on dansait, sans égard pour la pluie ; et l'on s'embrassait ; et l'on fêtait cette victoire sur la tentation du roi Billet de Banque. Chacun semblait avoir gagné contre soi, pour ses amours, et celles de ses enfants, nés ou à venir.
Ce fut à ce moment-là que Jeremy, abrité sous un parapluie noir que lui tendait Algernon, aperçut l'homme qui devait devenir son guide, puis son ami, le déconcertant sir Lawrence White. Lawrence était le seul Anglais de l'île. Jeremy le regarda avec une stupeur mêlée de gêne car il était nu, oui, tout nu sous un parapluie noir qu'il tenait de la main gauche, et il se dirigeait dignement vers eux, comme s'il eût été vêtu. Cette vision lui parut d'autant plus irréelle que personne ne semblait s'étonner que ce monsieur fût tout nu.
- Gentlemen ! leur lança-t-il avec un accent très britannique, vous êtes anglais, je présume ?
- J'ai effectivement fréquenté le King's College de Cantorbéry, et mon tailleur est riche mais... comment diable vous en êtes-vous aperçu ?
- Le parapluie... nous sommes les seuls !
Sir Lawrence White avait été surnommé lord Tout-Nu par les Héléniens, à son arrivée dans l'île, en 1912. À quinze ans, le jeune Lawrence en avait eu assez de porter les gilets, les cols cassés et les jaquettes que lady White, sa mère, lui imposait. Il prétendait que ces tenues de ville étaient certes élégantes mais qu'elles ne lui ressemblaient pas. Lady White avait insisté ; opiniâtre, Lawrence avait alors résolu de vivre tout nu le restant de ses jours, et de pratiquer un nudisme aussi physique que moral. Il entendait se montrer dans toute sa vérité, fût-elle pas très nette. Il eut dès lors pour principe de ne plus masquer sa pensée, ni ses sentiments, qu'il continua toutefois à envelopper dans une pudeur très anglaise.
Suscitant une indignation croissante dans l'Angleterre pudibonde de 1910, et parfois de l'animosité, sir Lawrence dut rompre avec l'Europe. Né gaucher, il gagna l'île d'Hélène pour s'y établir. Nombreux à avoir souffert des brimades de l'école républicaine droitière qui, toujours, contraria leur naturel, les Héléniens comprirent la sincérité de cet homme nu qui voulait être lui-même, paisiblement mais sans concessions. On le baptisa lord Tout-Nu ; ce titre ironique amusa Lawrence. Au fil des saisons, ce célibataire invétéré était devenu l'une des figures emblématiques de l'île.