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Sir Lawrence White s'arrêta devant sa petite maison blanche d'un style très anglais, pourvue de deux bow-windows et d'un jardin d'hiver so charming ! La façade était orientée de façon qu'elle prît le soleil, vers le nord, comme il se doit dans l'hémisphère sud ; mais elle n'était percée que d'une seule porte, détail qui signalait une demeure de célibataire. La plupart des maisons de Port-Espérance habitées par des couples possédaient deux portes en façade, afin que chacun pût sortir par la sienne, discrètement, évitant ainsi le contrôle tatillon de la vie domestique que les droitiers connaissent bien : Où vas-tu ? Quand rentres-tu ? La seconde porte de sir Lawrence était dissimulée derrière la maison, de sorte que le voisinage ne sût pas qui étaient les femmes à qui il faisait don de son corps, parfois, entre les repas, ou après l'heure du thé.

L'architecture de Port-Espérance était empreinte des préoccupations inventives de ce petit peuple ; reflet des chimères qui les animaient, elle avait évolué au fil de leurs modes. Les périodes de mœurs plus libres  - les années vingt  - avaient donné naissance à des bâtiments de bois communautaires d'un style très Art déco, en alvéoles, dont le centre servait de chambre collective ; mais il n'en restait plus guère. La plupart de ces édifices avaient fini incendiés par l'un des époux lassé de partager la tendresse de sa femme. Un temps, il y eut même des bâtisses reliées par des passerelles, afin que les jeunes gens pussent continuer à vivre chez leurs parents tout en se fréquentant plus aisément. Les maisons étaient remaniées au gré de l'aventure que vivaient les couples, entendez leur vie quotidienne qui, dans cette île, allait de rebondissements en intrigues menées sans faiblesses.

Ce que sir Lawrence leur confia sur l'intérieur des bâtiments plut à Jeremy : les Gauchers avaient la passion de concevoir des dispositions de pièces susceptibles de faciliter le mûrissement de leur amour ; plus modestes, certains se contentaient de rechercher des agencements propres à éviter les pièges de la vie à deux. Mais ce qui ravissait Cigogne, c'était que cette architecture intérieure fût à chaque fois unique, sur mesure. Chaque couple souffrant de dysfonctionnements particuliers, il semblait naturel aux Héléniens que chaque maison fût une œuvre singulière ; et puis, les Gauchères n'eussent pas accepté de s'établir dans une demeure conçue pour une autre.

Dans ce pays, les hommes construisaient chaque maison pour une femme, avec fierté, comme pour lui mieux parler d'amour, avec leurs mains et en y mettant toute leur sensibilité, et leur imagination aussi. Naturellement, l'architecture intérieure se devait d'épouser continûment les métamorphoses des liaisons. Avec le temps, ces bâtiments de bois portaient les stigmates de l'histoire d'amour qu'ils avaient abritée, voire favorisée ; on pouvait y lire les crises traversées, les réconciliations. Les maisons les plus réussies étaient celles que les femmes voyaient s'élever à l'image de leurs attentes secrètes, sans qu'elles eussent besoin de s'expliquer, de s'avouer ; alors elles étaient pleines du sentiment délicieux d'avoir été devinées. Celles qui connaissaient cette chance étaient appelées des Bien-Aimées, vocable qui laissait rêveuses bien des Gauchères. Quand une femme mourait, la coutume voulait que sa maison fût incendiée ; toute une façon d'aimer partait alors en fumée, à jamais.

En poussant la porte de la demeure de lord Tout-Nu, Cigogne et Emily eurent la surprise de découvrir un intérieur d'amant. Tout était pensé de sorte que les maîtresses de sir Lawrence eussent le sentiment qu'elles étaient rares, et comme catapultées dans un songe. La décoration simple mais soignée donnait la sensation d'évoluer dans un écrin de bois, dans une demeure où se mêlaient la nature océanienne et l'intérieur proprement dit de la maison. Un gros arbre tropical  - un banian étrangleur  - trônait au milieu de la pièce unique et semblait soutenir la demeure qui était une manière de cabane luxueuse construite dans ses branches. Un escalier en bois de cocotier permettait de monter jusqu'au sommet où l'on trouvait des lits suspendus. La façade, très anglaise, ne pouvait laisser deviner une telle fantaisie qui stupéfia Emily. Il n'y avait aucune de ces cloisons nécessaires pour délimiter le territoire de chacun puisqu'il y vivait seul.

Laura, Peter et Ernest s'élancèrent illico dans les branches ; on accrocha pour eux des hamacs. Algernon se dit en son for intérieur que cet énergumène tout nu ne pouvait être totalement mauvais puisque son parquet était impeccablement ciré et qu'il y avait des rideaux aux fenêtres ; puis il s'affaira pour préparer du thé.

- Si vous souhaitez devenir d'authentiques Gauchers, expliqua sir Lawrence, il vous faudra bâtir votre demeure, my lord.

- Moi-même ? répliqua Cigogne avec étonnement.

- Bien sûr ! De vos mains.

By Jove ! Cela risque d'être fort long...

- En effet. Mais qu'avez-vous de mieux à faire que de montrer ainsi à votre femme que vous l'avez comprise ?

- Mais m'a-t-il déjà comprise ? lança Emily avec une pointe de malice.

- Ici, voyez-vous, reprit lord Tout-Nu, nous croyons aux preuves d'amour et nous aimons faire durer ce qui a du sens !

À cet instant, Cigogne eut l'étrange sentiment de quitter le temps des droitiers pour entrer dans celui des Gauchers qui, s'il se découpait également en jours, en heures et en minutes, n'avait pas la même durée. Ne semblaient longues aux Héléniens que les activités vides de signification, ou en désaccord avec les valeurs qu'ils servaient. Ils étaient capables de consacrer des années à la conquête d'une femme, des mois à bouturer des variétés de roses pour obtenir celle qu'ils désiraient offrir à la fille qui fascinait leur cœur ou leurs sens ; mais aucun Gaucher n'eût consenti à dépenser plus de cinq minutes pour nettoyer sa calèche.

Lord Cigogne posa sa tasse de thé, regarda Emily en souriant et dit avec douceur :

Darling, je vais essayer de construire ta maison.

7

Lord Cigogne ignorait tout des principes de l'architecture amoureuse. Jamais il n'avait même songé que l'on pût édifier une baraque avec ce souci-là. Un temps il fut tenté d'aller voir comment les autres Héléniens s'y étaient pris. Puis, quand il fut pénétré de l'idée qu'il devait construire la maison d'Emily et non celle d'une autre, il résolut de partir à la découverte de sa femme avant de poser les fondations. Une mission préliminaire, en quelque sorte ; un peu tardive, hélas.

Sir Lawrence leur avait prêté une remise, le temps qu'il faudrait. Cigogne s'était empressé d'accepter ; la promiscuité de sa femme et de ses enfants avec cet homme nu finissait par l'indisposer. Cette demeure improvisée était certes rustique mais Algernon avait su en faire un sweet home acceptable en accrochant des rideaux aux  - rares  - fenêtres, en bricolant des ébauches de meubles et en plaçant l'armure de l'aïeul mort à Azincourt face à la porte d'entrée. Il avait également hissé le drapeau britannique à un cocotier qui s'élevait non loin de la grange et projetait de se procurer une tondeuse afin de faire de leur pelouse un authentique gazon. La présence civilisatrice de l'Angleterre commençait à se faire sentir jusque dans cette remise délabrée.