Ces interrogations s'entrechoquaient dans son esprit avec violence depuis la mort d'Harold, son chimpanzé et ami de toujours, presque un frère. Quel coup de clairon dans son existence ! Cigogne veillait depuis deux jours son grand corps velu dans la chapelle élisabéthaine de Shelty Manor - là où étaient enterrées les branches récentes de son arbre généalogique - quand, saturé de chagrin, il s'avisa qu'il fallait agir au plus vite, avant qu'il ne meure lui aussi sans avoir pris le temps d'aimer sa femme. Il était né pour satisfaire Emily, et non pour faire le zèbre en s'évertuant à jouer l'amant éternel.
Harold s'était donné la mort sur leur terrain de croquet, juste sous les fenêtres du château, en introduisant le canon d'un revolver entre ses dents. Le grand singe avait poussé un long cri désespéré avant d'appuyer sur la détente. Ce geste avait épouvanté Jeremy, Emily et leurs trois enfants. Le cri d'Harold retentirait longtemps dans leur mémoire. Les chimpanzés ne se suicident jamais ; mais Harold avait un curieux passé. Plus il avait singé la condition humaine, plus il avait souffert de désenchantement. Harold était le dernier témoin de l'enfance étonnante de Jeremy.
Le grand-père de Cigogne portait le titre de lord Philby et répondait au joli prénom de Waldo. La vie extraordinaire de ce Waldo inspira l'auteur qui créa au début de ce siècle le personnage de Tarzan ; mais, contrairement à ce qu'écrivit E. R. Burroughs, l'homme-singe s'acclimata fort bien sous nos latitudes, se glissa sans manières dans un rôle de mondain plein d'esprit, eut un appartement à Mayfair et devint même la fable du Tout-Londres lorsqu'il s'avisa, en 1898, de racheter l'Impérial Zoo de la capitale. Lord Philby fit placer les animaux en liberté dans le parc de son château de famille du Gloucestershire, et il eut assez de malice pour les remplacer par des hommes qui vinrent peupler les cages de son zoo. Issu de la jungle, Waldo avait la démangeaison de railler les mœurs anglaises. La cage qui connut le succès le plus vif fut celle dans laquelle un homme et une femme étaient condamnés à vivre ensemble. La foule de l'Impérial Zoo ne se lassait pas de rire du tragique de cette situation ; les enfants accompagnés de leur nurse leur lançaient des cacahuètes, des encouragements parfois.
Les parents de Cigogne moururent très jeunes, au Pendjab, dans un accident de montgolfière, laissant à lord Philby la charge de l'éducation de Jeremy qui n'avait que trois ans. L'orphelin se consola parmi les fauves et les girafes jusqu'à l'âge de huit ans. Waldo décéda alors de détériorations diverses dues à la vieillesse et, à la surprise générale, tous les animaux se laissèrent dépérir. Leur attente de la mort dura de longues semaines, au cours de l'été 1902. Le parc était jonché de cadavres d'autruches faméliques, d'éléphanteaux décharnés, de gazelles efflanquées. L'Angleterre en guerre au Transvaal contre les Boers se désintéressa de ce drame animalier ; de là vient sans doute le peu de célébrité de la fin du véritable Tarzan, qui fut toutefois relatée par le Times du 2 juillet 1902.
Le jeune Jeremy vécut cette agonie collective avec effroi. Le parc et le château empestaient la charogne en décomposition. Dans un suicide majestueux et cauchemardesque, sa famille animale suivait au tombeau son légendaire grand-père. Seul, Jeremy ne trouva d'affection qu'auprès d'un petit singe qu'il baptisa Harold. De la faune originaire de l'Impérial Zoo, Harold fut le seul survivant.
Choqué par ce spectacle funèbre, Jeremy se réfugia alors dans un silence complet pendant six mois. La grève des mots ! Insuffisants pour dépeindre sa souffrance, atroce. Il ne communiquait qu'avec Harold, par gestes et mimiques ; et lorsqu'il rouvrit la bouche, ce fut pour dire qu'il n'était pas le nouveau lord Philby. Il pria sir Callaghan, son tuteur, de l'appeler désormais lord Stork ; lord Cigogne en français. Jeremy prétendit avec une belle assurance que des cigognes égarées l'avaient déposé un jour dans le parc et que ses soi-disant parents ne l'avaient pas conçu. Son entourage essaya de tempérer ses assertions, qui froissaient l'Angleterre de ce temps-là, si éprise de catégories héréditaires ; il ne plia pas et imposa ses vues sur ses origines : Jeremy devint peu à peu lord Cigogne aux yeux de tous. À l'époque, il ne se reconnaissait pas d'autre, famille que Harold, qu'il regardait comme son frère.
Sensiblement affecté par cet épisode digne d'une fiction, Jeremy se mua très vite en un autre. De gai et turbulent, il devint un petit Anglais sans désirs et nonchalant, fâché avec la vie. Son caractère puissant fut rompu par la douleur, perverti et amolli. Ses facultés qui promettaient beaucoup s'érodèrent. Sa physionomie même fut altérée ; toute grâce le quitta bientôt. En quelques mois, un garçonnet terne s'installa dans ce corps où un enfant solaire avait vécu. Un seul trait subsista en lui, fort peu britannique, le plus irréductible : sa prodigieuse capacité d'aimer. Sous son visage ordinaire, on ne pouvait soupçonner que vibrait un cœur d'exception, capable des plus grands dérèglements par amour, des plus extraordinaires embrasements. Pour le reste, à neuf ans comme à dix-sept, sa conversation était insipide, ses raisonnements courts, son intelligence médiocre.
À dix-sept ans, justement, il fit la connaissance d'Emily Pendleton lors d'une garden-party donnée par lord Callaghan au profit de l'Eglise anglicane, dans les jardins de l'archevêché de Cantorbéry. Une nuée de clergymen était venue de tout le Kent, avec leur épouse et leur progéniture abondante qui se mêlait aux élèves du King's College, adossé à la cathédrale. Ces derniers se distinguaient par leur habit noir à queue-de-pie et leur col cassé blanc, ainsi que par une raideur physique bien ridicule qui leur était propre. Ce jour-là, l'un d'entre eux faisait saillir sa pomme d'Adam, pérorait en latin avec l'espoir d'éblouir la jeune Emily qui restait impassible, pas follement présente. Assister à cette corvée anglicane l'affligeait, mais elle était fille de pasteur et n'aurait pu s'y dérober sans chagriner son père, qu'elle aimait.
À dix-huit ans, Emily avait des agréments de nature à toucher les sens d'un homme ; mais ceux de son caractère étaient plus frappants encore. Elle était d'une indépendance frondeuse, indocile et traversée par les sensations les plus vives. Tout fermentait en elle. Si pressée de vivre ! Et de faire l'amour, aussi ! Mais ça, elle ne le savait pas encore. Son honnêteté extrême la faisait déjà rechercher par ceux qui goûtaient les rapports authentiques, passionnés. On ne lui avait jamais vu l'esprit d'intrigue, de nuisance, ni la capacité de mentir ou d'envisager un compromis. Jamais ! Tricher face à Emily était quasi impossible. Nul préjugé, aucune étroitesse de nature ne contraignait son goût, et sa hardiesse de jugement fascinait. Elle débusquait avec gaieté l'idée reçue, raillait les conformismes en affûtant des couplets d'une drôlerie qui évitait toujours les facilités de la méchanceté.
Mais ce qui touchait le plus chez elle - et qui intrigua Cigogne -, c'était ce quelque chose de brusque, de heurté, qui disait son refus d'une féminité évidente, sa difficulté à accepter la beauté de ses jambes, de ses traits particuliers. Emily ne savait pas qu'elle était jolie, que sa chevelure abondante captait les regards. Elle était de ces femmes qui ignorent qu'elles pourraient décider d'être belles, sans modération. De cette beauté à la fois chienne et angélique qui désespère les hommes. Sous des dehors un peu rudes, Emily Pendleton dégageait donc une féminité bien à elle, tout en refusant les accessoires dits féminins, et se présentait dans des vêtements simples qui lui donnaient une allure de pionnière anglaise, telles qu'on les trouvait en Afrique de l'Est ou en Australie dans les années 1880.