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L'hôtel de Jeanne Merluchon s'articulait autour de plusieurs bungalows en bois rouge. Les portes s'ouvraient à gauche, bien entendu. Leur toit, à l'épreuve des pluies virulentes de la région, se prolongeait sur tout le pourtour de la maison, formant une large véranda ouverte, plus fréquentée que l'intérieur. Ces vérandas disposaient de charnières mobiles placées contre les quatre murs, et se trouvaient soutenues par des colonnes également mobiles, de sorte qu'on les enlevât en cas de cyclone, afin de rabattre le toit des vérandas le long des murs. Ainsi transformés en boîtes hermétiques, les bungalows étaient résistants aux assauts de la tourmente.

On indiqua une chambre à lord Cigogne et à sa femme ; ils s'y installèrent, ahuris par ce monde feutré qui les laissait sans repères. Commença alors l'imperceptible détérioration de leur commerce conjugal, sans qu'ils s'en aperçussent dans les débuts.

Cigogne s'essaya à la flânerie ; mais il ne voyait pas ce qu'il pouvait gagner à ne rien faire. Que pouvait bien rapporter cette oisiveté silencieuse ? Aucun souci ne le sauvait de l'ennui et il avait toutes les peines du monde à se créer de nouveaux besoins, des tracas divertissants. Avait-il soif ? Aussitôt on lui portait un rafraîchissement. Désirait-il quelque chose ? Dès qu'il avait réussi à se faire comprendre sans parler, on déférait illico à ses souhaits. Il se sentait devenir une sorte de crétin impavide, économe de sa vitalité, lui qui avait la trime dans le sang.

Emily avait le sens du délassement ; mais leur silence était tristement muet, exempt de liens autres que l'animosité ; car d'agaceries pour des vétilles en exaspérations, leur quotidien se mua très vite en une existence qui n'avait rien de commun même s'ils partageaient la même couche. Tout se passait dans un tragique néant. Ils n'avaient vraiment plus rien à se dire. Les règles de l'île du Silence n'avaient fait que précipiter ce constat navrant. En réalité, leur incompréhension présente n'était guère plus terrible que celle qu'ils avaient connue en Angleterre ; elle était seulement condensée et rendue visible par les circonstances.

Emily en voulut à lord Cigogne de ne plus savoir la regarder, de l'avoir entraînée dans ce voyage calamiteux ; puis elle aggrava son malaise en se reprochant d'avoir consenti à le suivre. Les remords l'assiégèrent. Jeremy la vit se renfermer dans un silence total, indifférent ; ses regards éteints l'évitaient. Elle s'en tenait aux seules expressions de la courtoisie, et ne se départait plus d'une distance amère. Quand, parfois, les yeux de Cigogne semblaient lui demander des éclaircissements sur sa conduite, avec un air qu'Emily trouvait soudain bêta, elle s'en irritait davantage.

Jeremy se lassa d'être ignoré, se montra furieux de cette absence de rapports ; il eut le sentiment d'être bien mal récompensé de ses efforts pour trouver entre eux une nouvelle intimité. À son tour, il se retira de leur relation, cessa d'entretenir des contacts véritables avec la réalité sensible qui l'environnait.

Une nuit, Emily ne rentra pas dans leur chambre ; elle se replia dans un autre bungalow. Cette retraite était un appel, muet forcément. Une douleur mimée ! Cigogne ne l'entendit pas ; elle en fut blessée. Dès lors, ils prirent leur repas chacun de son côté, dans la grande salle du restaurant. Ils n'osaient plus même se dévisager. Jeremy ne saisissait pas comment, en se taisant seulement, ils en étaient arrivés à une telle déroute ; mais il sentait combien cette situation était à l'image de leur mariage, déglingué par leurs silences de toujours. Leurs liens d'amour n'étaient-ils pas déjà relâchés, bien avant d'appareiller pour l'île des Gauchers ?

Un soir, alors qu'ils soupaient dans la salle à manger en bois, aérée par la brise nocturne, Emily sentit se poser sur elle le regard persistant d'un homme jeune qui dînait seul. Quand il souriait aux serveurs, son visage avait une grâce fuyante qui était plus que de la beauté, comme l'éclat d'une insolente vitalité, bien que ses yeux fussent voilés par un fond de tristesse douloureuse. Tout en lui dénonçait des sentiments ardents. Bientôt, Emily eut presque peur de l'intensité de ses yeux qui faisaient entrer son monde hanté en elle. Ce regard profond était pour elle comme une voix nouvelle dans son existence délabrée et, sans qu'elle pût résister, la détresse de cet homme qui lui parut essentiellement seul la bouleversa, comme si elle avait perçu en lui un écho de ses propres sensations en ce moment de sa vie. Prudente, Emily se garda de rencontrer ses yeux qui la cherchaient.

Le lendemain, alors qu'elle s'était établie dans une chaise longue, avec un livre, sur la pelouse de la cocoteraie que fréquentaient les faux muets de l'hôtel, Emily l'aperçut à nouveau et eut la complaisance de se laisser regarder sans déplaisir. À distance, il l'honorait d'une attention soutenue, respectueuse, pour que sa témérité ne pût pas déposer contre lui mais suffisamment marquée pour qu'elle en fût d'abord flattée ; puis l'intensité de ses regards la retint véritablement. Une conversation particulière et silencieuse s'esquissa ; car il eut l'habileté de naviguer entre l'imprudence et la réserve. Il la considérait, parcourait avec fascination son corps qu'il semblait deviner sous sa robe légère ; enfin, désirant provoquer le retour des yeux d'Emily, il baissa les siens. Se noua alors cet accord tacite qui permet de mieux s'épier en détournant les yeux chacun à son tour, jusqu'à ce qu'ils se rejoignent, brièvement, dans un instant plein de déséquilibre et de trouble. Ce jeune homme, qui semblait faire peu de cas de leur différence d'âge, lui parut tout à coup plus charmant qu'elle ne l'eût voulu en acceptant ce jeu de regards.

Revenant à elle-même, Emily se composa tout à coup une physionomie plus froide. Notant ce raidissement, le galant eut alors l'adresse, pour la mettre plus à son aise, d'avoir l'air aussi timide qu'elle. Déjà il gouvernait les réactions d'Emily ; car cette attitude de retrait eut pour premier effet de lui faire espérer une reprise de leur dialogue oculaire. C'est ainsi qu'insensiblement leurs yeux s'accoutumèrent à se croiser, se fixèrent avec plus d'audace ; et elle lisait toujours dans les siens cette solitude, la douleur d'une solitude essentielle qui faisait naître en elle une compassion irraisonnée. Il y avait quelque chose de si incompris chez Emily que cette empathie-là fut pour beaucoup dans son égarement.

Mais le jeune homme n'approcha jamais d'un pas ; il pressentait que cette distance maintenue lui permettait de pénétrer plus avant dans l'imagination d'Emily. Perspicace, il semblait flairer que ce dialogue clandestin la soulageait d'une sensation diffuse d'incomplétude. Sa conduite était un chef-d'œuvre. Ses yeux entretenaient toujours plus précisément Emily d'une tendresse qui ne cessait de la déconcerter ; avec art, il s'attachait à régler le sentiment qu'il suscitait. Toute à son agitation, Emily le devinait mû par le désir impérieux de faire cesser le vide de sa solitude.

Un moment, elle eut envie d'interrompre cette intimité naissante mais le premier sourire, que dis-je, demi-sourire, qu'il osa lui adresser la ramena vers lui dans un mouvement du cœur involontaire. Tout ce qu'elle obtint de son propre visage fut de ne pas répondre à ce sourire et de prendre un air absent. Affectant soudain de songer à autre chose, elle s'efforça d'affaiblir l'expression de son trouble et réussit à lui marquer une froideur qui le replaçait dans le cheptel des gens indifférents ; puis elle le salua discrètement avec une politesse qui disait leur peu d'intimité. C'était là à nouveau le parti de la prudence.