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Quand il se fut éloigné, Emily conserva longtemps de lui une vive émotion. Elle eut alors une idée qui flattait à la fois son besoin d'être honnête vis-à-vis d'elle et de Jeremy et son désir de reprendre cette conversation sans mots avec le jeune homme. Le projet qu'elle avait formé était simple : débusquer Cigogne de sa retraite en usant des ressorts de la jalousie. Désemparée, elle ne voyait plus quel procédé employer pour réinventer leur lien ; et dans son égarement tout neuf, elle eut assez de fausseté pour se faire croire qu'elle était capable de pousser plus avant son discret commerce avec le jeune homme en restant maîtresse de sa conduite, à défaut de bien maîtriser ses sentiments. Pour mieux s'en convaincre, elle se répétait que le penchant manifesté par cet homme n'était qu'un goût léger né de l'oisiveté, fils d'une occasion. Oui, c'était bien cela, il n'avait cherché auprès d'elle qu'une distraction que sa solitude lui rendait nécessaire ; elle n'allait tout de même pas saborder l'aventure de son mariage, ou plutôt ce qu'il en restait, pour quelques œillades. La véhémence de ses raisonnements défensifs ne laissait cependant pas de l'inquiéter.

Le lendemain, lors du petit déjeuner, un serveur passa entre les tables en agitant une cloche pour attirer l'attention sur le panneau qu'il tenait de l'autre main ; on pouvait y lire qu'un concert serait donné l'après-midi même par le compositeur Hadrien Debussy[4], à quinze heures. Le jeune homme jeta alors un regard vif à Emily pour l'inciter à regarder le panneau ; puis il lui sourit d'un air entendu. Cette manière de rendez-vous qu'il venait de lui donner fut remarquée par lord Cigogne ; car Emily avait eu soin de répondre au jeune homme par un sourire appuyé dès qu'elle avait senti sur elle les yeux de son mari.

Le résultat ne se fit pas attendre.

À quinze heures, lord Cigogne était bien au concert, et il fixait sa femme avec une rage contenue. Emily fut étonnée de ne pas trouver le jeune homme parmi l'assistance nombreuse qui était installée dans l'arbre géant. Le concert était donné dans un grand kaori de quarante mètres de haut dont le feuillage formait une cathédrale végétale. Le piano avait été hissé à vingt mètres du sol sur une plate-forme et une société élégante, toute en dentelles et vêtements clairs de lin, avait pris place autour, assise sur les branches, en compagnie de quelques oiseaux tropicaux. Les hommes portaient des canotiers, fumaient ; les femmes agitaient des éventails, roulaient des ombrelles, montraient leur gorge, leurs épaules. On eût dit que cette société coloniale de rudes pionniers reprenait dans cette île le goût de ses origines françaises. Le pinceau de Renoir semblait les avoir placés dans ce grand kaori.

Le musicien, Hadrien Debussy, grimpa dans l'arbre, vêtu d'un frac impeccable et, à sa grande stupéfaction, Emily reconnut en lui son jeune homme ! Avec un sourire, il lui offrit en passant un petit panier rempli de papayes mûres, son fruit favori. Comment l'avait-il appris ? L'avait-il épiée ? Cette attention lui parlait d'elle d'une façon... sucrée qui lui plut. Une assistante distribua des imprimés qui annonçaient que le programme de ce récital champêtre avait été modifié et que M. Debussy donnerait ce jour-là une composition récente, de la nuit dernière, inspirée par une femme.

Emily eut alors le plus grand mal à contenir l'émotion vive qui se dilatait en elle ; elle la repoussa sans réussir à l'éloigner, congédia son trouble sans succès. Mais, en véritable Anglaise, son état fut pour elle seule, du moins le crut-elle ; Emily parvint à se cuirasser derrière un visage lisse, si lisse même que le pénétrant Cigogne y lut avec justesse son désordre intérieur ; car Emily n'avait jamais eu un naturel aussi figé. En réprimant trop les symptômes de sa passion, elle s'était dénoncée. Lord Cigogne, à son tour, s'étudia à prendre la physionomie de la sérénité, essaya un léger sourire, alors qu'il n'était que colère de s'être fait battre par ce musicien tricheur. Dans une île où chacun s'astreignait à un silence complet, Debussy allait tirer parti de l'éloquence de sa musique pour parfaire sa cour ! Ses notes seraient ses mots, ses vers !

Et c'est bien ce qui se produisit.

Pour arriver jusqu'au cœur d'Emily, le jeune homme posa ses mains sur le piano. La musique composée pour elle par le jeune Debussy opéra ; bientôt il l'eut en son pouvoir, bien qu'elle ne le sût pas encore. Leurs yeux parlèrent beaucoup ; ceux d'Hadrien n'avaient qu'un langage, celui de l'amour le plus offensif. Emily se défendait comme elle pouvait, fascinée par ce désir étrange qu'il avait d'elle, incapable de se soustraire à l'effet prodigieux qu'il faisait sur ses sens. Pénétrée de trouble, elle avait du mal à fixer ses pensées et, contre sa propre volonté, mettait tous ses soins à lui offrir des occasions de rencontrer ses yeux ; il mettait les siens à les saisir. Au désir de l'approcher succéda très vite celui de mieux le connaître ; à cette fin, elle se laissa flotter dans cette musique qui lui donnait accès au monde intérieur de cet homme, dont elle apercevait des reflets dans ses regards.

Lord Cigogne ne perdait pas un mot de leur conversation muette et, soudain, alors qu'il était en train de la perdre, il eut la révélation de l'ambivalence de sa femme, de la nature essentiellement double d'Emily. La musique de son rival l'éclaira brutalement. En scrutant les réactions, les tressaillements du visage d'Emily qui écoutait la mélodie dans une tension extrême, il sentit qu'elle était aussi friande des passages subtils, à l'image des mille nuances qui formaient toujours ses sensations compliquées, que des envolées vigoureuses et plus simples. Elle paraissait goûter également les deux visages antagonistes de la virilité, celui qui comprenait les richesses infinies de sa subjectivité et l'autre, simplificateur et d'une énergie entraînante, qui lui permettait de ne pas se perdre dans le dédale de ses aspirations contradictoires. C'était ces deux facettes d'une masculinité bien comprise que ce Gaucher lui donnait à aimer dans sa musique. Cigogne, lui, n'avait jamais su répondre à cette double attente.

Au-delà de l'ambiguïté de ses désirs d'amante, Jeremy aperçut tout à coup l'étendue des contradictions d'Emily. Jusque-là, il avait toujours rapporté à sa propre nature ce qu'il constatait chez elle, avec grand étonnement. À présent, bercé par la musique, il s'efforçait de plonger dans ses sensations à elle, de pénétrer cette ambivalence fascinante qui lui sembla être l'âme du caractère de son épouse. Etait-elle fâchée avec la féminité ordinaire, celle qui se signale par tous les codes en vogue qu'elle refusait ? Bien sûr ! Mais dans le même temps elle avait la passion de ce qu'il y avait de délicieusement féminin en elle ; et, parfois, elle crevait d'envie de faire valoir ses jolis seins, ou de rouler des hanches pour capter les regards des hommes. Intègre, éprise d'authenticité, elle était pourtant avide d'explorer ses propres zones d'ombre, irrésistiblement attirée par ses pulsions contradictoires, à la fois hantée par son besoin d'être honnête, différente de sa mère, et par le désir de céder aux appels irraisonnés de ses sens, de se prélasser dans les libertés que seul permet le mensonge. Désirait-elle être connue, véritablement, de son mari ? Aussitôt elle souhaitait regagner les sphères troubles de son mystère. Tout en elle n'était que nuances, doutes et ambivalence. Pour la première fois, Cigogne cessa de vouloir la simplifier ; il aima ce monde de subtilités, de paradoxes. Mais n'était-il pas trop tard ?