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Dans sa défaite, qu'il pressentait, Jeremy eut assez d'esprit pour examiner la conduite de Debussy afin de tenter d'apprendre de ce musicien gaucher comment il lui fallait aimer Emily. Dans un effort extrême de volonté, il se raidit contre sa douleur et s'obligea à exercer son jugement, sous des dehors détendus et souriants ; car cet Anglais ne voulait pas laisser voir combien il était blessé. Lord Cigogne avait lutté contre lui-même pendant quatorze ans afin de hisser son caractère à la hauteur de sa passion, il s'était fait un visage pour Emily, jamais il ne renoncerait à cette femme dont il raffolait, jamais il ne se laisserait aplatir par un rival, fût-il très adroit. Jamais !

Une chose frappa lord Cigogne : depuis qu'il exerçait sa séduction sur Emily, Hadrien Debussy se gardait de lui imposer son rythme. Respectueux des flux et reflux de la vie intime d'Emily, il avançait sans la brusquer, en laissant à son désir le temps d'émerger, alors que Jeremy n'avait jamais su que la prendre d'assaut, dans le fracas de ses déclarations d'intention. Quand, huit ans auparavant, il était revenu à Londres pour la rapter à son mari, le danseur Clifford Cobbet, il l'avait fait avec éclat, sans s'inquiéter du moment, ni des dispositions du cœur d'Emily. Mais ce qui fascinait surtout Cigogne, c'était que Debussy avait l'air de se couler dans le rythme de vie d'Emily en y trouvant un plaisir authentique ; il n'y avait apparemment dans son attitude aucun esprit de manœuvre. Jamais il n'était venu à la jugeote de Jeremy que l'on pût rechercher une jouissance en abdiquant son propre rythme ; là était peut-être l'une des leçons qu'il pouvait tirer de sa déroute.

Il s'étonna également de ce que ce Gaucher semblât posséder une énergie multiple qui le rendait disponible à plusieurs choses à la fois, alors que lui, semblable en cela à la plupart des hommes, engageait toute son énergie dans l'activité qui devenait l'objet privilégié de son intelligence ; et si d'aventure on cherchait à le distraire  - de son travail, par exemple  - il se mettait en colère, comme si le monde entier se fût ligué pour l'agresser, lui, tout spécialement. Naturellement, en vivant à ses côtés, Emily avait fini par se sentir dérangeante ; elle s'était lassée d'être regardée comme une menace, le lui avait dit. Au lieu de cela, Debussy ne se caparaçonnait pas, alors qu'il était occupé à composer un opéra. Il avait même trouvé la disponibilité d'écrire pour Emily cette sonate qu'il était en train de jouer avec cœur ; et c'est ainsi qu'il lui parlait d'amour, sous son nez !

Au-delà de l'ironie de la situation, ce dernier point sembla le plus important à Jeremy. Plutôt que de griffonner des vers ou de rédiger une déclaration en prose, Hadrien Debussy avait su convertir sa passion en symboles : cette musique, ce panier de papayes mûres, tout cela disait son amour en actes, en sons, en fruits colorés, en instants délicieux. Il n'était pas nécessaire de passer quatorze années à se remanier en Papouasie ou en Helvétie, de défaire des empires, de se colleter contre des dragons pour gagner les faveurs d'Emily ; le langage des symboles suffisait. Cette constatation simple laissa Cigogne stupéfait, lui qui ignorait cette grammaire faite d'attentions qui font mouche, de cadeaux chargés de sens, de sacrifices qui émeuvent, de gestes qui viennent à propos, de silences qui touchent le cœur, d'initiatives qui font sentir à quel point l'on est unique, et regardé.

Le temps était venu pour lord Cigogne de se tourner vers une autre façon d'être, plus gauchère, de se conquérir plutôt que de tenter d'asservir le monde à sa nature, de se découvrir une autre virilité, d'ouvrir les bras afin de se donner, au lieu de les fermer pour s'emparer de la vie, de l'argent et du quotidien des autres. S'il souhaitait battre ce Debussy, il lui fallait user des armes de ce Gaucher, cesser de libérer son énergie dans un conflit bien inutile avec le monde, afin de la replacer en lui. Fidèle à son tempérament, il résolut de s'engager dans cette voie avec furie.

9

Chaque matin, Hadrien Debussy laissait une lettre de couleur bleue sur un banc, au bout d'une jetée en bois qui s'avançait sur les eaux claires du lagon. Emily venait s'y asseoir tous les jours, pour vivre là les instants précieux du lever du soleil, face à cette mer pacifiée par la barrière de corail qui lui était comme une présence apaisante ; sur ce banc, elle aimait peindre et se sentir exister, loin des vertiges et des yo-yo affectifs que s'inventent les hommes ; les pinceaux à la main, elle éprouvait le bonheur qu'il y a à être intime avec le monde sensible, lorsqu'il s'éveille. Les cris d'oiseaux tropicaux flottaient dans le silence de l'aube ; elle s'enveloppait alors dans le vent tiède de l'été austral. Parfois, des raies géantes venaient planer devant le ponton de bois, comme pour la saluer. Debussy avait dû surprendre ce rite matinal et juger que ce moment était propice pour lui parler d'elle, par écrit ; cette attention, qu'elle avait devinée, lui touchait le cœur chaque fois qu'elle trouvait sur son banc une petite enveloppe bleue. Mais l'esprit de résistance d'Emily n'était pas encore anéanti.

Certes, elle et Hadrien étaient d'accord sur leurs sentiments ; leurs yeux se l'étaient confié, dans un accord muet. Mais elle espérait conserver sur sa conduite la maîtrise qu'elle avait perdue sur ses sens et ne souhaitait pas ajouter à ses tourments ceux de remords douloureux ; car en elle se livrait toujours un touchant combat entre son corps et son désir d'honnêteté. Emily ne s'était pas résolue à rompre avec celui que ses enfants considéraient comme leur père ; et elle ne se voyait pas lui revenir un jour souillée par le mensonge, en se laissant regarder comme une sainte par Peter, Laura et Ernest. Cependant, la prose de Debussy agissait et Emily était à présent incapable de faire cesser cet état de trouble, cette anxiété qui l'accaparait toujours davantage. Parfois, en se promenant le long des cocoteraies sablonneuses de l'île, elle convenait qu'elle n'aurait de tranquillité qu'en se soumettant une bonne fois pour toutes à son inclination pour Hadrien. Parfois aussi, elle réussissait à se faire violence pour se distraire de l'impression qu'il faisait sur elle ; mais toujours une puissance inexorable l'y ramenait. Sa défense faiblissait. Elle pressentait sa reddition.

Dans l'agonie de sa volonté, Emily en voulait à Cigogne. Pourquoi diable l'avait-il exposée à de tels déchirements en laissant son esprit disponible et ses sens insatisfaits ? Son absence de réaction, alors qu'elle se débattait, la rendait comme folle ; elle ne voyait pas que Jeremy ne percevait pas cette lutte souterraine. Il avait dans l'idée qu'elle était déjà perdue pour lui ; aussi ne se pressait-il pas d'agir pour la reprendre. Occupé qu'il était à méditer sur sa nouvelle métamorphose, Cigogne était loin de penser que ces heures étaient les dernières avant l'irréparable ; car Emily n'avait jamais su se donner avec légèreté. Entière, elle se réservait ou se livrait toute, sans économiser ses sentiments.

Un jour qu'elle croisa lord Cigogne, Emily le fixa avec panique ; ses yeux lui criaient qu'elle avait besoin d'aide. Ne comprenant rien, ne pressentant rien, il se contenta de lui jeter un bref coup d'œil, détaché, qui en un instant acheva le lent travail de Debussy. Révoltée, Emily le vit s'éloigner sans lui faire l'aumône d'un regard. Dans sa fureur, elle prit le parti de ne plus lutter même si, un jour, il lui faudrait répondre des suites de cette faiblesse. En retrait, à l'ombre d'un banian étrangleur sous lequel il écrivait son opéra, Hadrien Debussy avait tout saisi.

Une lettre bleue donna rendez-vous à Emily ; les mots du jeune homme la persuadèrent aisément. Emily s'y rendit dans le projet de se défaire de son désir. Vaincue par les circonstances, elle avait l'espoir que cet assouvissement serait suffisant pour quitter Hadrien ensuite. Afin de ne pas avertir l'univers de cette fugue, elle s'éclipsa subrepticement de son bungalow. Emily s'était débarrassée auparavant de son alliance, laissée sur sa table de nuit. Les infidèles ont parfois de ces coquetteries...