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Sans échanger un mot, elle passa une journée entière avec Debussy. Ils se retrouvèrent sur les rives d'une baie profonde, plantées de pins colonnaires. Le lagon était en cet endroit parsemé de blocs minéraux qui formaient des îles sombres. À nouveau, Emily eut le sentiment qu'il y avait un autre soleil sous les eaux du Pacifique. Elle jeta sur lui un regard animé mais timide, propre à l'engager à plus de hardiesse. De prévenant, Hadrien devint tendre en l'aidant à embarquer sur la pirogue qu'ils empruntèrent pour traverser la baie. À bord, elle s'abandonna, toute à la volupté d'être regardée. Les yeux d'Hadrien, moins enflammés, étaient plus caressants. Son sourire était celui d'un homme sûr d'être dédommagé de son attente et qui, sur le point d'en être récompensé, prend encore du plaisir à maintenir cette distance qui suspend le désir. Cet homme éveillait chez elle une ardeur sauvage, mêlée de compassion pour son incapacité à se débarrasser de son sentiment de solitude.

Au fond de la baie, ils débarquèrent pour franchir à pied une colline couverte de jungle. L'embarras qu'elle marquait dans sa progression donnait à Hadrien le loisir de lui tendre la main. Elle ne se laissait attendre que pour se faire désirer davantage. Sa main se retirait toujours et se donnait sans cesse. Libres dans leurs regards, et ayant tous deux la même faim de l'autre, ils se refusaient à trop hâter l'issue de ces frôlements. Se comprendre sans jacasser leur était une volupté supplémentaire ; jamais en conversant ils n'eussent éprouvé un tel accord fait de connivence et de communion physique, bien qu'ils se fussent à peine touchés. Sans avoir entendu le son de la voix de l'autre, il leur semblait se connaître dans ce qu'ils avaient de plus authentique, au-delà des menteries des mots, des malentendus qui naissent toujours d'un échange de paroles. L'éloquence de leurs gestes, de leur visage, les avait fait se rencontrer sous le drapeau de l'honnêteté la plus vraie. Ils sentaient ce qu'éprouvait l'autre, s'étonnaient ensemble, partageaient des fous rires, oubliaient leur solitude à deux. Une seule phrase eût suffi à les sortir de ce présent qui ignorait l'emploi du passé et du futur, ces temps angoissants.

Ils furent arrêtés par une rivière d'eau de mer limpide, guéable sur toute sa longueur, et la suivirent jusqu'à un bassin naturel de sable corallien, très blanc. Ce petit lac salé était d'un bleu vif qui vibrait sous l'effet du soleil ; il formait une manière de clairière aquatique, creusée dans le cœur de l'île du Silence et environnée d'arbres sans âge, des flamboyants millénaires dont les fleurs rouge sang se reflétaient dans les eaux transparentes de ce lagon intérieur. Emily resta interdite et frissonna.

Satisfait de l'émerveillement qu'il lisait sur le visage d'Emily, Hadrien escalada un flamboyant ; les ramures s'élançaient au-dessus du lagon. Il lui tendit la main gauche. Elle monta à sa suite. Les deux Gauchers s'étendirent sur une grosse branche. Emily était toute au plaisir d'être convoitée, dans une lenteur de rêve ; son émotion pleine de désir la laissait sans défense. Une autre femme vivait en elle, au creux de son ventre ; là, elle se sentait fluide, vivante. Longtemps il chercha son corps, avant d'entrer en elle avec un soulagement qui était comme une paix. Au fond d'Emily s'éleva une onde qui, en se propageant, la fit s'agripper à ses épaules pour prendre de lui une première jouissance. L'arbre en fut secoué, comme le cerisier de Hyde Park, et ils voyagèrent longtemps vers le plaisir, baignés par une pluie de fleurs rouges. Le jeune homme fut d'une grande tendresse pour son ventre, pour la femelle qu'elle aimait être contre sa peau ; lui n'ignorait pas l'animal en elle. Il se fichait pas mal qu'elle fût lady Cigogne ou autre chose. Parfois, il sifflotait la mélodie de la sonate qu'il avait composée pour elle ; et dans la mémoire d'Emily résonnaient les notes de piano entendues lors du récital sylvestre.

Leurs vêtements flottaient sous eux, à la surface des eaux du lagon couvertes de fleurs rouges, tandis que leurs reflets poursuivaient cette conversation des corps, aérienne, sauvage, entremêlée de spasmes. L'émotion physique qu'elle obtenait de lui était de celles, indélébiles, qui rendent fou à l'idée de ne plus les retrouver ; mais quel avenir leur était réservé, alors qu'ils n'avaient jamais conjugué un verbe au futur ?

10

Un matin, lord Cigogne vit Hadrien Debussy déposer une enveloppe bleue sur le banc d'Emily, au bout du ponton de bois. Discrètement, il la déroba, l'ouvrit et, à l'ombre d'une fougère arborescente, connut la douleur de voir ses craintes confirmées. Il n'était question que d'étreintes dans un flamboyant, de pluie de fleurs... de ces satisfactions illégales qui font naître chez les maris des désirs de meurtre, un vertige de chagrin, sans recours.

Dans sa fureur, Cigogne concerta un projet ingénieux, susceptible de bouter son adversaire hors du lit de son épouse. Il venait de relire les traités militaires de Clausewitz et, encore sous l'influence de cet artilleur, était résolu à ne porter qu'un seul coup, mais mortel. La politique de Cigogne était de se réformer une fois encore, longuement, afin d'accéder à un autre type de virilité ; mais la guerre qu'il allait mener sans faiblesse serait brève, pleine d'astuces empoisonnées.

Il avait remarqué que la lettre de Debussy était tapée à la machine et que les six premières lettres du clavier, AZERTY, étaient mal formées ; s'il voulait rédiger une fausse lettre et entretenir l'illusion qu'elle avait été écrite par le musicien gaucher, il devait la taper sur la même machine à écrire, celle de Debussy.

Un après-midi, Hadrien et Emily s'étaient éclipsés dans la plus grande discrétion ; mais Cigogne avait noté leur manège. Il en profita aussitôt pour s'introduire dans la chambre de Debussy par la fenêtre. Sans traîner, il tapa sur sa Remington la lettre qui allait le discréditer aux yeux d'Emily, alors même qu'il était en train de la culbuter. Cette ironie des circonstances plut à Jeremy, diminua un instant son malheur. Quand il eut terminé, il emprunta une enveloppe bleue à Hadrien et évacua prestement les lieux, sans laisser de traces.

Cette lettre pleine d'habileté s'adressait à un soi-disant ami de Debussy ; elle relatait par le menu comment, à la suite d'un pari fort rentable, Hadrien était parvenu à gagner la tendresse d'une Anglaise romantique qui le croyait sincèrement épris. En termes d'un froid cynisme, Cigogne faisait dire à Debussy que son entreprise de séduction n'était qu'une enfilade de calculs, inspirés par l'appât du gain et, aussi, par le plaisir pervers de perdre une épouse qu'il avait crue imprenable. La description qu'il fit d'Emily, peu flatteuse, portait loin l'ignominie. Dans sa jalousie fielleuse, Cigogne avait perdu toute mesure ; il désirait Emily et ne supportait pas que cet amateur de solfège caressât le corps de sa femme. N'avait-il pas engagé tout son être pour tenter de l'aimer, depuis ce jour de 1911 où, dans les jardins de l'archevêché de Cantorbéry, elle lui avait fait la grâce d'entrer dans sa vie ? Jeremy ne pouvait se résigner à la perdre, sous le prétexte que les solutions qui lui venaient à l'esprit n'étaient guère morales. Il était disposé à toutes les reptations, à toutes les fourberies pour redevenir maître des événements et se refaire une place dans le cœur d'Emily. Qui a déjà aimé dans des proportions qui justifient l'emploi de ce verbe ne pourra condamner un tel procédé.