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Cette lettre faisait allusion à une autre missive, adressée à Emily ; le faux Debussy disait avec esprit que ces quelques pages étaient pétries de faussetés charmantes, remplies de compliments outrés, de toute cette fausse monnaie sentimentale dont les hommes paient les femmes qu'ils feignent d'aimer. L'idée de Cigogne, tordue, était de faire croire à Emily qu'Hadrien avait interverti les deux lettres par mégarde. Emily aurait ainsi le sentiment de découvrir une vérité qu'elle n'aurait jamais dû connaître.

Elle trouva la fausse lettre le lendemain matin sur son banc, alors qu'elle avait déjà de l'humeur : depuis son escapade avec le jeune musicien, elle ne parvenait pas à retrouver son alliance. Cette perte l'affectait comme si elle avait égaré le seul lien qui la rattachât encore au père d'Ernest.

Au petit déjeuner, Cigogne dut attendre l'arrivée de Debussy pour lire sur le visage d'Emily l'effet de son stratagème. Le silence des yeux de sa femme  - lorsqu'ils croisaient brièvement le regard d'Hadrien  - lui apprit bientôt que leur intrigue était près d'être dénouée ; ceux de Debussy continuaient à l'entretenir d'une tendresse authentique et, avec insistance, paraissaient lui demander l'explication de cette froideur qu'elle lui témoignait soudain ; car elle ne lui fit pas même la faveur d'un coup d'œil. Ivre d'une rage glaciale, elle s'efforçait de le négliger. Sa haine était d'autant plus forte que, dans sa félicité, elle ne s'était pas lavée la veille au soir afin de conserver sur sa peau un peu de l'odeur de son amant ; et à présent elle se sentait souillée de porter en elle, et sur toute sa personne, des traces de cet homme qui l'avait jouée ; du moins le croyait-elle. Lord Cigogne jubilait ; son arrangement avait réussi.

Pendant la journée, le malheureux Debussy donna à Emily toute facilité de l'aborder ; elle ne pouvait lever les yeux sans rencontrer les siens ; mais elle eut toujours soin de le fuir. La règle du silence accablait Hadrien, après l'avoir tant servi ; elle l'empêchait à présent d'éclaircir la conduite d'Emily et le rendait comme fou.

Le soir, à bout, Debussy voulut prendre l'occasion d'une collation dansante pour mettre un terme à cette course-poursuite. L'assistance gauchère était vêtue avec recherche ; on avait marqué son désir de plaire par des mises avantageuses. Un orchestre de jazz libérait des éclats de musique chaloupée. Hadrien se leva, dans le dessein d'inviter Emily à danser ; celle-ci, paniquée, manifesta alors une nervosité extrême. Lord Cigogne, qui surveillait du coin de l'œil la progression de sa cause, se présenta aussitôt pour tirer Emily d'embarras. Avec un sourire touchant, il lui proposa de danser ; elle accepta. Debussy resta seul, déséquilibré, dans le vide.

Dans un tourbillon, Cigogne fit un signe aux musiciens qui attaquèrent illico un morceau qu'Emily reconnut ; c'était Easy to love me baby, un air de Sidney Barnett sur lequel il lui avait demandé sa main, huit ans auparavant, dans une cave de Gilden Street, là où les Londoniens s'initiaient à l'époque au jazz américain. Grisée par la mélodie, elle redevint un instant Emily Cobbet, celle qui avait jadis perdu la tête pour l'homme qui la tenait dans ses bras. Ils dansèrent ainsi, dans un exquis dialogue des corps, aidés par le silence qui faisait taire leurs vieux ressentiments, ces kilos d'aigreurs anciennes ; il n'y avait que le plaisir d'être là, ici et maintenant, embarqués par cette danse d'une époque retrouvée qui les enlaçait l'un à l'autre.

Collée contre lui, Emily fut touchée par ce qui l'irritait naguère : cette pente naturelle qui poussait Jeremy à simplifier ce qui avait trait à la vie du cœur, au lieu de la suivre dans le dédale de ses sentiments ambivalents, dans ses labyrinthes intérieurs qu'il renâclait à fréquenter. Pour une fois, elle goûtait sa constance simple qui, ce jour-là, la rassurait, et s'offrait à elle comme un refuge dans la tourmente affective qu'elle traversait. Qu'il n'eût jamais douté d'eux l'émouvait ; et qu'il eût assez de tact pour ne pas lui faire sentir qu'il connaissait sa liaison avec Hadrien la bouleversa.

Mais ce qui acheva de les raccommoder, ce fut le coup de théâtre ourdi par Cigogne : il passa soudain à l'annulaire gauche d'Emily l'alliance qu'elle croyait avoir égarée. Où l'avait-il trouvée ? Ligotée par la règle du silence, elle se laissa faire sans pouvoir l'interroger, toute à son bonheur d'être reprise avec cette délicatesse, et cette tendresse aussi. Ce langage symbolique était nouveau pour Jeremy ; il en savourait l'efficacité qui se lisait sur les traits d'Emily.

Pour la première fois, elle aima Jeremy pour sa différence, au lieu d'en être agacée comme à l'ordinaire. Non seulement Emily aima soudain sa façon de simplifier les choses, mais elle fut également sensible à la solitude extrême de cet homme qui l'adorait, à sa difficulté à se confier ; s'avouer était pour Cigogne synonyme d'effriter sa virilité. Tout cela, qu'elle déchiffrait dans ses yeux, la touchait tout à coup, éveillait en elle une compassion teintée de désir, cette sorte d'émotion insurmontable qui accompagne l'amour véritable.

Tandis qu'ils dansaient, leur mutisme faisait naître entre eux le besoin de se parler. Jamais peut-être ils n'avaient eu une telle envie de partager les nuances de leurs sensations, ce qu'ils étaient, leurs espérances joyeuses, plutôt que d'examiner les dysfonctionnements de leur mariage. L'île du Silence avait fait son œuvre ; ils pouvaient désormais regagner le monde des parleurs, avec cette avidité de causeries qui ne les quitterait plus de sitôt.

La Vérité les ramena vers l'île des Gauchers. À bord, tous les couples jacassaient, s'en donnaient à cœur joie, à cœur bien ouvert. Mais Emily et Cigogne se gardèrent de s'appesantir sur le cas d'Hadrien Debussy. Il eut la sagesse de ne demander aucun éclaircissement ; et ils évitèrent par la suite ce sujet miné, ces éclats inutiles qui blessent l'amour-propre et finissent par liquider la tendresse. Certes, le silence n'ôtait pas pour Cigogne le désagrément du souvenir ; mais il préférait à sa souffrance le bonheur et la chance d'avoir appris sur cette île à aimer Emily dans sa différence. Ce profit valait bien le sacrifice de son orgueil. Que représentait son cocufiage au regard de ce joli progrès, si décisif ?

Lord Cigogne se sentait prêt à construire la maison d'Emily, celle qui serait comme un écho de ses contradictions, cette bâtisse sur mesure qui aiderait sa femme à vivre les demi-teintes pas claires de sa nature.

11

- Une maison peut-elle vraiment aider à aimer ?

I'm afraid, not ! répliqua lord Tout-Nu. Mais c'est beau de le croire, n'est-ce pas ? L'île des Gauchers ne s'est-elle pas bâtie sur des espérances ? Ici, nous croyons aux vertus des chimères !

Cette réponse ambiguë laissa Cigogne perplexe. De retour à Port-Espérance, Jeremy et Emily se mirent à rêver de la maison qu'il convenait de bâtir pour qu'elle les protégeât non seulement des typhons mais aussi des pièges de la vie à deux. Maladroitement, ils dessinaient des plans susceptibles de favoriser leur bonheur, les jetaient au panier, négociaient l'ouverture d'une porte, se querellaient sur les verrous qu'il était judicieux de poser ; dix fois ils s'y reprirent sous les yeux amusés de Peter, Laura et Ernest.

Pendant leur absence, les enfants avaient découvert l'école gauchère et ses singularités. Naturellement mixte, alors que l'Angleterre de 1933 ignorait encore cette notion malsaine  - surtout aux yeux d'Algernon qui avait une passion fanatique pour la promiscuité masculine  -, cette école s'appliquait à faire des enfants de futurs amants, capables de jeter toute leur énergie dans les embarquements de leur vie amoureuse, sans qu'on leur imposât jamais de vérité en la matière. À Port-Espérance, personne n'avait la prétention de détenir les clefs de l'art d'aimer. Les Gauchers se regardaient plus comme des chercheurs insatisfaits que comme des trouveurs assis sur des dogmes ; ils étaient trop gourmands des différentes manières d'aimer pour s'en tenir à une seule.