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À l'image des Gauchers de l'île, lord Cigogne se surprit soudain à éprouver une passion furieuse pour... le quotidien ! Lui qui avait toujours regardé les détails de la vie comme autant de problèmes à régler se découvrait un joli talent pour faire du bonheur avec ces riens qui composent l'existence : préparer un thé, couper une fleur, rechercher des connivences. Cependant, il se livrait à tout cela avec la rage et l'étrangeté qui lui étaient coutumières ; car au fond, lord Cigogne restait persuadé de la nécessité de mener une existence sur mesure. Il craignait qu'un conformisme de gestes ne l'amenât insensiblement vers celui, plus gênant, de la pensée. Cet être essentiellement aristocratique s'efforçait d'être totalement lui-même dans chacune de ses initiatives, s'attachait à être bien l'auteur de ses mœurs.

Quand lord Cigogne formait le projet de couper une fleur pour Emily, par exemple, il prétendait qu'il partait à la chasse à la fleur. Ce rite nouveau  - qu'il entendait léguer à sa descendance gauchère  - consistait en premier lieu à se vêtir du costume à veste rouge qu'il portait naguère pour chasser le renard, sur ses véritables terres ancestrales du Gloucestershire. Il enfilait également des bottes d'équitation, découpées dans le cuir le plus fin, celui des fesses de gorille ; puis, assisté de son valet de chambre, il se hissait sur de grandes échasses afin d'apercevoir la plus belle fleur des alentours, digne de son Emily. Algernon était de la partie. Lord Cigogne exigeait à chaque fois que son butler participât à ses chasses à la fleur, en qualité de sonneur de trompe. Accoutré en hunter anglais, Algernon cavalait donc dans les fourrés, derrière son maître perché sur ses échasses qui quêtait en lançant avec entrain les taïaut traditionnels de la chasse au renard. Fier d'être associé à ce rite qui lui rappelait la vieille Angleterre, Algernon soufflait de la trompe comme un forcené ; mais comme cet équipage improvisé ne possédait pas de meute de chiens  - ce qui n'eût servi à rien, on en conviendra  -, cette sonnerie servait surtout à stimuler l'ardeur de la meute que formaient ses deux fils, Peter et Ernest, chargés de prospecter les sous-bois tropicaux et les taillis de fougères bleues. Dans sa jalousie naissante à l'égard de sa mère, Laura refusait toujours de se joindre à ce rite flambant neuf qui avait pour objet de rapporter une fleur rare à lady Cigogne, la fleur d'Emily.

Dès que Cigogne avait localisé sa proie, on sonnait l'hallali. Ernest et Peter rappliquaient aussitôt, ravis de jouer avec leur père qui dans ces circonstances ne quittait jamais la gravité que les enfants engagent dans leurs jeux. Avec la dignité qu'il mettait jadis à descendre de son pur-sang anglais, lord Cigogne descendait de ses échasses pour s'approcher de la fleur aux abois. Tremblant, Algernon lui tendait une paire de ciseaux afin qu'il pût servir, entendez pratiquer la mise à mort d'une fragile tubéreuse ou d'un pissenlit géant. Clac sur la tige ! La fleur tombait dans un linge brodé, humide et immaculé que tenait son valet de chambre ; la curée pouvait avoir lieu. Peter et Ernest s'élançaient alors pour rafler les fleurs qui se trouvaient autour, par brassées entières, afin de les rapporter à leur mère. Ainsi se déroulaient les chasses à la fleur de lord Cigogne. Mais, quelles que fussent ses excentricités très britanniques, l'important était que Jeremy mît une tendresse nouvelle dans ses attentions, qu'il cultivât l'art de parler par gestes symboliques, avec la certitude que cette intimité ne dévorerait pas son territoire le jour où il reprendrait une activité professionnelle qui, sans être frénétique, requerrait une énergie plus concentrée.

Un matin, Emily se mit à sa fenêtre, dans sa maison sans toit qui semblait un décor de cinéma en plein air ; ce qu'elle vit la troubla, sans qu'elle sût précisément ce que lui rappelait cette découverte. Alors, soudain, Emily comprit qu'elle avait déjà peint cette vue, en Ecosse. Dans la nuit, Cigogne avait planté des arbres de façon à reconstituer, à vingt mille kilomètres de Glasgow, ce qu'elle avait vu mille fois de la fenêtre de sa chambre de petite fille, dans le cottage de ses grands-parents paternels, au fond des Highlands où la petite Emily Pendleton avait coulé des étés délicieux. Jeremy lui avait offert une vue sur mesure. Plus le temps passerait, plus les arbres grandiraient, plus son enfance en Ecosse lui reviendrait. Ce cadeau l'émut aux larmes.

Pour le remercier, Emily mit une robe blanche de lin qu'il adorait, se coiffa comme il aimait la voir ; et lorsqu'elle le rejoignit pour le petit déjeuner, elle raconta que l'une de ses amies avait un jour voulu remercier son mari d'un présent qui l'avait touchée en se faisant belle pour lui, en passant les vêtements qu'il préférait lui voir porter. Elle n'en dit pas plus ; Cigogne saisit aussitôt qu'Emily avait vu son cadeau et à quel point elle y avait été sensible. Leurs regards confirmèrent qu'ils s'étaient compris ; et dans un silence délicieux, ils goûtèrent le plaisir de leur complicité, la ferveur de cet amour violent qu'ils éprouvaient soudain l'un pour l'autre, sous des dehors paisibles, face aux enfants et à Algernon qui étaient éloignés de se douter de quoi que ce fût. Cette retenue très britannique augmentait encore la tension qui les animait.

Ils étaient en passe de devenir d'authentiques Gauchers.

Lord Cigogne se sentait rejoindre Emily dans une vie réelle, un quotidien qui, loin de les séparer sournoisement, les reliait par ces mille sensations partagées dans une existence authentiquement commune. Cigogne s'étonnait chaque jour de devenir presque aussi réel qu'Emily ; il lui semblait avoir vécu avec elle en Angleterre comme dans un mauvais rêve, coupé du monde sensible. Mais Emily et Jeremy ne connaissaient pas encore les paroxysmes du désir, ces vertiges des sens que favorisait le surprenant calendrier de l'île d'Hélène.

12

On approchait de Pâques ; les Gauchers se préparaient à leur Carême particulier. Et avec quelle ferveur ! Pendant quarante jours, personne dans l'île n'aurait de relations sexuelles avec qui que ce fût. Les couples s'interdisaient toute transgression de cette règle, non par excès de vertu mais pour remettre du prix dans cet acte qu'ils goûtaient trop pour négliger de l'entourer de précautions. Cette coutume visait à faire renaître chaque année les désirs altérés par l'habitude, à susciter des frustrations propres à réveiller les ardeurs alanguies.