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Au milieu de la baie, lord Cigogne aperçut sir Lawrence, debout sur le pont de son ketch en acajou, dans le plus simple appareil. Sa raideur et son maintien dénonçaient son origine anglaise ; bien que nul accessoire ne permît de le situer, il était bien un fils de cette aristocratie buveuse de thé fascinée par elle-même, et par ses rites. Curieusement, sa nudité ne choquait plus Cigogne ; sur cette île gauchère, tout était si singulier... De loin, ils échangèrent un signe de la main (gauche), avec dignité. Son bateau voguait sur les eaux tièdes du lagon ; de toute évidence, lord Tout-Nu avait rendu visite aux habitants d'Emily Hall, et il s'en allait comme il était venu.

En arrivant, Cigogne allait embrasser Emily quand elle lui tendit la main gauche, avec un sourire plein de malice ; déséquilibré, il hésita un instant, voulut lui baiser l'intérieur du poignet avec un tendre respect ; elle s'y opposa et lui donna une vigoureuse poignée de main, avant d'ajouter :

- Sir Lawrence m'a mise au courant, au sujet de ce Carême... Darling, il faudra te priver de mes faveurs pendant quarante jours !

Sur ces mots, elle fit pivoter ses talons et retourna à ses travaux de décoration, à l'intérieur, en laissant rouler ses hanches d'une façon qu'il ne lui avait jamais vue faire ! Cette fille de pasteur était habituellement si fâchée avec les artifices et les minauderies de la féminité ordinaire que Jeremy en resta pantois. Emily tourna la tête et lui jeta un coup d'œil furtif, accompagné d'un sourire fripon ; puis elle disparut.

Toute la journée, elle prit plaisir à découvrir ces attitudes un tantinet provocantes qu'eût feint de réprouver Mrs Pendleton, sa mère. Emily ne s'abandonnait à rien de vulgaire, mais elle cherchait, et trouvait avec des gestes touchants, cette façon d'être qui parle aux sens des hommes, plus qu'à leur esprit, cette féminité affichée, lourde de promesses, qu'elle avait toujours refusée à son corps ; et elle y parvenait avec une aisance qui la surprenait elle-même. Que tout cela fût un jeu, presque une plaisanterie, l'aidait à se départir de sa retenue ; et qu'elle fût certaine de n'avoir pas l'obligation de se donner ensuite la libérait de ses ultimes appréhensions, dans un climat de divertissement badin sur lequel ne pesait pas la perspective d'une étreinte prévisible. Les vingt mille kilomètres qui la séparaient de sa mère y étaient également pour beaucoup. Loin de Mrs Pendleton, Emily s'abandonnait à une frivolité qui, à Londres, lui semblait interdite. Sur les rives de la Tamise, ces jeux de la séduction sensuelle appartenaient au monde faux de sa mère, le rouge à lèvres lui paraissait un mensonge supplémentaire dans le catalogue de ceux qui faisaient toute la vie de Mrs Pendleton. Légère, Emily jouait enfin avec la femelle qu'elle sentait palpiter dans son corps ; elle l'apprivoisait, se lâchait avec enjouement.

Les enfants ne s'aperçurent de rien, sauf peut-être Laura qui, du haut de ses quinze ans, flairait que sa mère était dans de curieuses dispositions. La petite famille continuait de s'atteler aux travaux de décoration d'Emily Hall. Le changement d'esprit d'Emily ne se signalait que par des regards appuyés, des frôlements, des allusions coquines qui, chaque fois, jetaient lord Cigogne dans un trouble inconnu. Il demeurait effaré par la liberté que s'accordait soudain Emily ; jamais en Angleterre il ne l'avait vue manifester un tel chien. Un instant, cela lui fit peur, tout en le charmant ; car ce réveil soudain d'une féminité corsetée lui mettait dans l'esprit des craintes pour les suites de ce Carême gaucher. Que deviendrait plus tard cette Emily sexy, plus encline à jouir des effets de son pouvoir sur les hommes ? L'époux jaloux, fébrile depuis l'incartade avec Debussy sur l'île du Silence, remâchait son anxiété, tout en goûtant ces manières nouvelles qui agaçaient ses désirs. Qu'une maîtresse se comportât ainsi ne lui aurait pas déplu ; mais que son épouse s'octroyât une telle licence le rendait nerveux.

- Et j'en ai un peu honte..., murmura-t-il sur la terrasse d'Emily Hall.

Emily se tenait derrière lui, sous la véranda en dentelles de bois imputrescible qui donnait sur le lagon, face au soleil du soir qui frôlait l'horizon. Elle avait écouté sa confession, cet aveu simple, sans grandiloquence, qui la touchait plus qu'elle n'osait le laisser paraître. Auparavant, jamais lord Cigogne ne se fût autorisé à parler ainsi de ses appréhensions. L'homme qu'elle voyait naître sur cette île la bouleversait ; elle s'émerveillait de sa virilité nouvelle, faite de sensibilité acceptée, de moments comme celui-ci où il lui faisait la confiance de s'abandonner, de se montrer dans une vérité peu glorieuse qui, loin de l'affaiblir à ses yeux, le grandissait. Dépouillé du mensonge d'une fausse solidité, il en devenait désirable.

- J'aurais aimé avoir eu assez de force pour t'aider à être plus tôt comme tu as été aujourd'hui... Oui, j'aurais aimé t'éveiller à cette part de toi...

- Jeremy, reprit Emily, tes propos viennent d'effacer tes maladresses, et cet aveu me donne plus envie de toi que...

Elle se tut et, sans s'attarder, effleura la main de Cigogne. Il s'approcha d'elle, de ses lèvres, la sentit prête à se couler contre lui, fondante entre ses bras qu'il n'osait refermer sur elle. Sa peau à elle brûlait d'être caressée, et de faire passer cette tendresse dans toute sa chair, d'irriguer son corps de cette douceur qu'elle le voyait disposé à donner ; et elle eut envie de se laisser aller. Au vif de son ventre, Emily le voulait avec force. Elle pressentait que dans cette étreinte quelque chose en elle allait mourir pour qu'une autre femme pût naître, moins heurtée, prête à s'accorder avec cette satanée féminité que sa mère avait en quelque sorte accaparée jadis, comme si elle eût redouté que sa fille n'en fît un jour usage contre elle, dans une rivalité sans bornes. Ils restèrent ainsi, immobiles, tendus par le désir de s'offrir les dernières privautés ; mais lord Cigogne eut assez de présence d'esprit pour ne pas céder aux injonctions de ses appétits.

Il leur restait quarante jours à attendre ; mais n'était-ce pas cela faire de sa vie l'aventure d'aimer une femme ? Ils n'avaient pas quitté le monde droitier pour se livrer à une existence molle de touristes vautrés dans une villégiature coquine. L'amour de ces deux époux valait bien les quelques tourments que leur imposait le calendrier de l'île des Gauchers.

13

Le soir même, Emily se présenta à dîner dans une robe longue qui laissait deviner ce qu'il eût été charmant de mieux apercevoir et qui cachait juste ce qu'il fallait de peau pour que Jeremy souhaitât la déshabiller tout à fait. Elle était à ravir, maquillée comme elle ne l'avait jamais été, ou plutôt comme elle n'avait jamais osé l'être. Longtemps hostile à toutes les tricheries de l'apparence, Emily avait dû se laisser aider par Laura, initiée à l'art de manier le mascara par ses copines gauchères.

Le souper fut servi par Algernon qui, sous l'effet de l'émotion que provoqua chez lui l'apparition de sa maîtresse, tituba quelque peu, renversa presque une soupière de potage à la tortue. Le couvert avait été dressé dans la véranda illuminée par des lampes à pétrole. Comme à leur habitude, lord Cigogne et ses fils  - même le petit Ernest ! - portaient pour le dîner des habits sombres à queue-de-pie, avec des cols cassés blancs ; et l'on parlait latin à table, histoire de maintenir sur cette terre australe les restes d'une civilisation chère à cette famille anglaise. Chez les Cigogne, on avait le goût des pensées subversives, des voyages au bout de soi, en Papouasie ou ailleurs ; on eût volontiers fait la révolution ; mais on tenait à ce que certains rites fussent maintenus, même au fond de l'Océanie. La seule concession acceptée par Algernon était l'inversion des couteaux et des fourchettes, puisque tous s'évertuaient à devenir d'authentiques Gauchers, sauf Algernon bien sûr.