La mère d'Emily, elle, n'était que froufrous, flagorneries et jeu social. Elle n'aimait qu'autant qu'on la flattait, était engoncée dans mille préjugés et d'une souplesse insinuante utile pour se pousser dans le petit monde de Kensington. Hypocrite et naturel étaient pour elle deux synonymes. Elle ne tolérait pas que sa fille se laissât aller à montrer ses sentiments, sauf ceux qui pouvaient servir à mener à bien tel ou tel dessein mondain. Il n'y avait aucune convenance entre ces deux femmes-là, une impossibilité complète d'ajuster leurs caractères. Emily fut toujours haïe par sa mère qui ne se lassait pas de briser ses élans, de ricaner méchamment de sa sincérité qu'elle qualifiait de puérile.
C'est donc cet oiseau blessé d'une infinie noblesse, et d'une anormale authenticité, que le jeune lord Cigogne aperçut au cours de la garden-party de lord Callaghan. Leurs yeux se rencontrèrent par hasard ; les siens la fixèrent illico. Emily ne le vit pas ; elle regarda comme au travers de lui. Jeremy paraissait trop gris pour être remarqué, sa figure trop plate. Un néant mal fagoté ! Miss Pendleton ne pouvait deviner quel instinct formidable était enterré sous ce visage ordinaire. Cigogne ressentit alors un étrange élan vers elle et puis, soudain, une compassion totale pour cette fille aux allures d'incomprise ; et cet appel terrible, incontournable, lui fit presque perdre l'équilibre. Jeremy l'aima instantanément, à proportion de sa qualité qu'il pressentit aussitôt. Tout dans sa beauté particulière lui disait qu'elle avait une âme selon son cœur, inflexible, intense, insoumise. Ce sentiment subit ne devait sa naissance ni à une connaissance réelle d'Emily ni au désœuvrement amoureux dans lequel il était ; c'était la quasi-certitude, tragique, trouble et nette à la fois, d'avoir trouvé sa femme. Hélas, Cigogne se connaissait bien peu de moyens de plaire. Dans la chaleur de cette immense émotion, il n'eut alors plus qu'une obsession : comment gagner la tendresse de cette fille de pasteur ?
Ne voyant pas quel procédé pouvait le rendre désirable, et encore sous le coup de son émoi, il jugea plus frappant d'ouvrir son cœur avec simplicité :
- Miss Pendleton, postillonna le jeune homme disgracieux, je vous aime avec furie.
- Pardon ? fit-elle en quittant ses rêveries.
- Je suis prêt à vous aimer jusqu'à ce que mort s'ensuive. Voulez-vous m'épouser ?
Etonnée, Emily regarda derrière elle ; il n'y avait personne.
- C'est à moi que vous parlez ? demanda-t-elle, sur ce ton gentillet que l'on adopte parfois pour causer à un enfant.
La physionomie ingrate de Cigogne se figea dans une expression de douleur qui ôta le peu de charme qui subsistait sur sa triste figure. Sa peau épaisse luisait d'une transpiration aigre et il resta ainsi, la bouche béante, quelques longues secondes, blessé de n'avoir pas été pris pour un galant sérieux. Un filet de bave reliait inopportunément ses deux lèvres molles. Ses gros yeux exorbités ne cillaient plus.
Embarrassée de se trouver devant cet iguane immobile, Emily lui sourit et s'éclipsa ; puis elle quitta prestement cette société qui n'intéressait ni son cœur ni sa curiosité, inconsciente du drame cruel qui venait de se jouer sous ses jolis yeux.
Huit jours plus tard, Cigogne eut une idée folle, romanesque, pour tenter de réparer l'effet désastreux de sa conduite ; une semaine après car sa pensée était lente. Miss Pendleton s'était transportée en Autriche ; elle séjournait à Salzbourg, en vacances chez des cousins fortunés. L'intention de Jeremy, qu'il mit à exécution sans délai, était de rejoindre Emily à bicyclette plutôt que d'emprunter le chemin de fer, de façon que son acte montrât quelle sorte d'amoureux il était. Seule la démesure d'un geste, se disait-il, pouvait toucher celle qu'il appelait déjà mon Emily.
Porté par la vigueur de ses sentiments tout frais, il parcourut à vélo les mille trois cent soixante-huit kilomètres qui séparent Londres de Salzbourg en treize jours et dix-sept heures. Lors du franchissement des Alpes françaises, il eut la sensation que son héroïsme était enfin à la mesure de sa passion. Plus il pédalait, plus il était convaincu qu'Emily serait remuée par son effort, qu'elle l'étreindrait avec effusion dès son arrivée. Qui donc était capable d'un tel périple pour gagner ses lèvres ?
À l'arrivée, lord Cigogne avait un air déglingué de fatigue qui n'arrangeait guère sa physionomie ordinaire. Lorsqu'il sonna chez les cousins d'Emily, à la porte de l'une de ces demeures de Salzbourg interdites aux pauvres, un valet de chambre ouvrit et vit un loqueteux mal rasé qu'il voulut éconduire. Jeremy avait pourtant enfilé ses vêtements les moins défraîchis, des gants beurre frais, et noué une cravate du meilleur goût ; mais son costume de ville avait mal supporté la promenade sur le porte-bagages. Après avoir plaidé son cas auprès de la domesticité, on le laissa approcher de miss Pendleton qui se tint à distance, tant il puait la crasse macérée, un remugle ignoble. Les cousins locaux lui firent sentir qu'ils n'étaient pas du même creuset, avec une condescendance catholique, charitable et polie qui acheva de le crucifier.
Touchée par le fol amour de cet adolescent repoussant, Emily s'efforça de ménager le cœur de Cigogne ; mais sa prévenance maternelle et ses façons affectueuses lui étaient intolérables. Pas un instant elle ne manifesta cette sorte d'éblouissement qu'il avait espéré. Rien dans ses regards, dans ses gestes, ne sentait le plus léger trouble. Penaud, l'amoureux ridicule s'en retourna vers Londres le soir même ; sa tristesse lui pesait dans tout le corps, jusque dans le bout des pieds qu'il avait du mal à appuyer sur les pédales. Le malheureux n'avait suivi que la vivacité d'une imagination pas encore réglée par l'expérience. Bille en tête, il s'était fracassé !
Le retour à bicyclette lui sembla long, très long. Désargenté, Jeremy n'avait plus de quoi acheter un billet de chemin de fer. Mais dans sa déveine, tenaillé par le désespoir, il forma sur son vélo l'un des plus beaux desseins qu'un homme eût jamais conçus pour les yeux d'une femme. Il résolut de mettre son caractère faiblard et son intelligence médiocre au niveau de sa passion. Phénoménale ambition ! Qui le gonfla aussitôt d'espérance, et d'énergie ! Lord Cigogne se jura de ne reparaître devant Emily qu'après s'être totalement remanié, après avoir rompu son tempérament pour mieux le redessiner, par amour pour elle.
Et c'est ce qu'il fit, pendant quatorze ans.
Cette constance dans la passion étonnera mais, je le répète, cet homme n'était singulier que par la force inouïe de ses sentiments. Pendant quatorze ans, il retrancha de sa nature les régions marécageuses de son esprit, régla son caractère avec énergie, le forma, aiguisa son jugement, exerça ses facultés, resserra ses petits défauts méprisables et cultiva ceux qui portaient des germes de grandeur. Cigogne ne se retoucha pas légèrement ; il se remodela avec furie, se rectifia en profondeur et, enfin, parvint à retrouver en lui la trace de l'être solaire qu'il avait été avant la mort de son grand-père, lord Philby.
Les sept premières années de son exil s'écoulèrent en Nouvelle-Guinée, au milieu d'une tribu primitive qui ignore ce que le mot amour signifie. Les Poloks de Nouvelle-Guinée orientale étaient en effet les seuls êtres humains - avec les Iks peut-être, d'Afrique de l'Est - qui cherchaient opiniâtrement à dépasser les bêtes en cruauté. Le virus de la grippe les a effacés du monde contemporain ; mais, à l'époque, ces hommes inquiétants hantaient encore les forêts de la Papouasie. Réfléchir était à leurs yeux un crime ; aimer était également illicite. Toute occupation autre qu'une activité bestiale se trouvait, chez eux, sévèrement réprimée. Les bébés étaient élevés au sein par des guenons apprivoisées, et contraints dès deux ans et demi à subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Les Poloks tiraient une étrange fierté d'avoir fait de l'homme un authentique péril pour l'homme. Il n'était pas rare de voir une mère affamée faire un festin du corps de l'un de ses enfants. Les gamins savaient qu'ils n'étaient qu'un garde-manger vivant pour leurs parents anthropophages. Sadiques, ils ne se divertissaient que de la souffrance d'autrui.