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C'est ainsi que pendant quarante jours ils jugulèrent leurs élans pour les mieux faire naître ; avec passion, ils se reluquèrent en se demandant comment ils avaient pu vivre pendant tant d'années en se privant d'une telle griserie. Il régnait entre eux, derrière la légèreté apparente de leur commerce plein de badinerie, de plaisanteries coquines, d'allusions feutrées à leurs voluptés à venir, un climat délicieusement orageux ; l'électricité s'accumulant, le moindre contact physique, dans un couloir, en aidant l'autre à enfiler une veste, en frôlant du bout des doigts une nuque, un avant-bras nu, devenait l'occasion de frissonner un peu, de pimenter leur quotidien.

Certains soirs, après que les enfants furent couchés et qu'Algernon se fut retiré dans l'annexe où il dormait, lord Cigogne et Emily s'asseyaient dans des chaises longues sous la véranda et, avec gourmandise, se murmuraient tout ce qu'ils ne se feraient pas ce soir-là, se confiaient les agaceries sensuelles qu'ils se seraient volontiers offertes si le Carême gaucher ne les avait contrariés. Ces gâteries exquises, imaginées côte à côte, les maintenaient des heures durant dans des vertiges de désir, les faisaient suffoquer de convoitise ; alors que s'ils s'étaient adonnés à ces câlins rêvés, le charme se serait très certainement dissipé plus promptement.

L'imagination qu'ils mettaient à concevoir ces papouilles verbales était plus grande que celle qu'ils dépensaient ordinairement dans leurs séances de copulation. Les mots appelaient un renouvellement que les gestes ne trouvaient plus ; c'est ainsi qu'ils augmentèrent considérablement le stock de leurs pratiques fornicatoires, avec entrain et dans une excitation qui ne faiblissait guère. Lord Cigogne mettait au point des caresses d'une ingéniosité extrême, et d'une invention affolante. Emily fermait les yeux et se laissait fermenter dans des songeries délicieuses, avant de répliquer à son tour, en prononçant des mots qu'elle ne se serait jamais crue capable d'articuler auparavant ; elle trouvait dans cette transgression une liberté qui augmentait encore son plaisir à passer ainsi ses soirées avec son époux, à la lueur d'un chandelier, à flotter sur ce fleuve de causeries érotiques, de fantasmes sur mesure qui valaient mieux que toute la pornographie inventée par et pour d'autres qu'eux.

Le soir qui précédait le quarante et unième jour, lord Cigogne jugea peu élégant d'attendre minuit pile pour se livrer à des exercices de reptation sur le corps d'Emily, comme un vulgaire mammifère en rut ; cette conduite lui paraissait indigne d'un gentleman gaucher. Mieux valait déguerpir que d'étirer la soirée dans une expectative libidineuse. C'est donc ce soir-là qu'il choisit pour expérimenter l'une des plus déroutantes coutumes de l'île des Gauchers.

Cigogne s'habilla en blanc, avec cette élégance sans faute qui ne le quittait jamais, mit une fleur blanche à sa boutonnière et sortit de leur maison par sa porte personnelle. Alors qu'elle nettoyait ses pinceaux, Emily le regarda s'éloigner dans leur tilbury sans oser rien dire ; elle n'en avait pas le droit puisqu'il était vêtu de blanc. Qu'allait-il faire à Port-Espérance ? Ce soir-là ! Alors que la ville entière fermentait, bridait encore ses sens pour quelques heures, dans l'attente de la fin du Carême. Qui sait si les appétits d'une Gauchère affriolante, malicieuse ou en verve n'auraient pas raison de sa vertu ? Pour goûter à une autre peau, il ne manque parfois qu'une occasion charmante, un peu de complaisance... Emily frissonna d'anxiété ; elle se connaissait trop de faiblesses pour ne pas lui en supposer.

14

Assis dans le tilbury que tirait son cheval, lord Cigogne se sentait plus léger qu'à l'ordinaire. Il avait recouvré une insouciance d'étudiant, qu'il n'avait d'ailleurs jamais connue. La brise presque fraîche reposait des chaleurs de la journée. Jeremy éprouvait avec délice le plaisir simple qu'il y a à n'être plus ni un mari, ni un père, ni un médecin, ni quoi que ce fut d'autre que lui-même. En s'habillant de blanc, il venait de s'affranchir aux yeux des Héléniens, et aux siens aussi, de ces liens qui, bien que charmants, sont également pesants. Par cette simple opération, il avait écarté de sa vie l'écheveau des engagements successifs qui l'avait peu à peu enserré dans des filets invisibles ; et cela l'enchantait. Comme tout un chacun, lord Cigogne avait au cours de son existence limité le champ de ses destinées potentielles en faisant des choix qui, de renoncements en décisions, l'avaient conduit à ne vivre qu'une petite partie de ce qu'il était, de ce que le monde proposait.

Conscients de cela, et afin d'éviter que le mariage n'enfermât les couples dans un quotidien trop restreint, les compagnons du capitaine Renard avaient imaginé un rite, celui de se vêtir en blanc. À Port-Espérance, il suffisait de s'habiller ainsi pour signifier à sa femme, à ses enfants, à ses amis que l'on souhaitait vivre quelque temps pour soi, en se libérant provisoirement des engagements pris tout au long de l'existence. Dès lors, personne ne vous posait plus de questions ; vous pouviez aller et venir sans rendre de comptes à qui que ce fût. Dans la mesure du possible, les autres s'efforçaient de ne pas juger votre nouveau comportement ; et chacun s'attachait à jouer le jeu, car ce respect de l'autre était la garantie qu'à son tour on pourrait se livrer un jour à cette échappée, quand le besoin s'en ferait sentir, sans encourir les reproches de son époux, ou de son voisinage. Cette attitude était d'autant plus respectée que les Gauchers se savaient peu nombreux sur leur île ; ils entendaient se préserver ainsi de l'atmosphère délétère, faite de on-dit et de cancans, qui rend tant de petites villes de province détestables. Le blanc symbolisait l'effacement de tout ce que l'on avait fait jusque-là, un état de nouvelle virginité.