- Si nous allions prendre un bain de minuit ? lança-t-elle soudain.
Il était minuit moins cinq ; le Carême gaucher touchait à sa fin.
- Oui, ail right..., s'entendit-il murmurer.
Ce n'était pas lord Cigogne qui venait de répondre mais cette partie ombreuse qu'il dissimulait dans son cœur et qui ne demandait qu'à vivre. Peu porté sur les retardements, son corps préférait des remords futurs aux regrets d'avoir laissé échapper cette occasion, ce rendez-vous avec lui-même, et avec ses instincts. Sans parler, ils quittèrent le café Colette déserté par les clients gauchers, à l'approche du changement de date. Quand ils montèrent dans sa voiture, ils n'avaient toujours pas frotté leurs minois ; ils avaient même maintenu entre eux une distance qui disait soudain leur gêne, leur timidité maladroite. Sous la capote du tilbury, Cigogne voulut hâter la manœuvre, lui embrasser un peu les lèvres ; elle eut un mouvement de recul et, soudain, lui assena une réplique qui le glaça :
- Mais... qu'est-ce qui vous arrive ? Pour qui me prenez-vous ?
- I beg your pardon, fit-il en réintégrant illico sa raideur britannique.
Alors Charlotte partit dans un fou rire et, sans justifier sa plaisanterie, le bascula en arrière pour mieux l'enfourcher. Un cri échappa à Cigogne ; le cheval se mit en route, au petit trot, et engagea le tilbury dans l'avenue Musset, déserte. Minuit sonna. Effrayé par les cloches de l'hôtel de ville qui sonnaient à tout va le terme du Carême, le cheval détala au galop et remonta l'avenue. Les mains de Jeremy n'étaient déjà plus disponibles pour le guider.
L'étalon s'élança dans un embarquement qui faillit les faire chavirer tout à fait, ralentit son allure afin de mieux maîtriser sa puissance, écuma sans faiblir, et galopa longtemps, longtemps, en prenant des chemins délicieux, inconnus de Cigogne et de Charlotte ; puis il ralentit sa cadence, marcha au pas, s'ébroua, avant de repartir le nez au vent, à nouveau fringant, comme fouetté par la fraîcheur nocturne, dans une nuit sans fin, grisé par cette liberté qu'il prenait, et dont il jouissait sans trop s'essouffler, loin de sa routine. Une ruade, un coup de cul marquèrent sa joie de vivre, enfouie, qui émergeait, l'emballait tout à coup, puis il tempéra son ardeur et revint à une allure plus paisible. Il était fourbu, sur une petite route qui longeait le rivage de la côte nord, mouillé par son effort, heureux d'avoir goûté cette liberté de yearling.
Charlotte avait lu Flaubert ; cette course lui en rappela une autre, dans une ville normande. Laquelle préféra-t-elle, la sienne ou celle de la Bovary ?
16
Le lendemain, lord Cigogne se réveilla chez lui dans une émotion vive où se mêlaient une exaltation frénétique et une anxiété extrême. Ce qu'il redoutait était bien arrivé : il se sentait plus vivant qu'il ne l'avait jamais été, dans une révolution intérieure qui le poussait soudain à réinventer radicalement son existence ; et cela grâce à Charlotte, cette jeune femme qui avait affranchi l'homme révolté et joyeux qui piétinait en lui, cet insoumis qui ne rêvait que d'imprudences vivifiantes, de liquider tout ce qui bridait sa liberté toute neuve.
Que tout cela fût né d'une autre femme que la sienne l'affolait. Un événement considérable, magnifique, s'était produit dans son existence et, pour la première fois, son Emily ne pouvait y être mêlée. Dans sa naïveté, il eut aimé l'associer à cette manière de révélation ; bien qu'il sût la chose impossible. Cigogne ne voyait pas comment rallonger la sauce de son mariage avec l'énergie qu'il s'était découverte dans l'adultère. Lucide, il convenait avec désespoir que cette réoxygénation de l'être ne pouvait se produire que dans une liaison parallèle. Il avait beau raffoler de l'esprit de son Emily, elle n'était plus celle qui réveillait sa vitalité. Il avait désormais un besoin essentiel de refaire l'amour avec Charlotte, d'entretenir avec et par elle son feu sacré, sa nouvelle rage.
Lord Cigogne fila retrouver sir Lawrence ; il avait besoin de causer, de s'examiner avec quelqu'un de vrai. Il le trouva à bord de son voilier, amarré à l'un des quais de Port-Espérance. Avec la véhémence d'un aliéné, Jeremy s'ouvrit aussitôt de la crise heureuse et tragique qu'il traversait, de sa tristesse de se voir s'éloigner d'Emily, et de la passion qui illuminait brutalement sa vie, ce raz de marée quasi spirituel qui ébranlait son âme anglaise.
- Je vois, je vois..., fit lord Tout-Nu, pensif. Prendrez-vous une tasse de thé, avec un nuage de lait ?
- Je me fous du thé ! Des nuages de lait ! Et de toutes ces anglaiseries ! explosa-t-il. Je brûle !
- Vous avez tort... j'ai là un excellent Earl Grey de chez Harrods, mais enfin... vous dites que cette Charlotte fait mieux que vous offrir quelques gâteries sensuelles, c'est bien ça ?
- Ne méprisez pas le cul, il n'y a rien de plus respectable que le cul ! Oh mon Dieu, si vous saviez avec quel talent elle m'a...
- Gentleman, aimez-vous cette Charlotte ?
- Je l'aime de pouvoir entrer en elle, et d'en ressortir plus vivant.
- Bref, ce n'est pas vraiment elle que vous aimez ; et vous dites aimer votre femme... je me trompe ?
- Non.
- Alors, comme dit leur Voltaire, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, n'est-ce pas ?
- Mais pas du tout !
- Mais si, mais si... Laissez-moi vous dire que vous avez fait un excellent usage de l'adultère. Je vous félicite. Tant de droitiers se trompent bêtement, sans en rien retirer de valable. Quelques frottis-frottas de muqueuses, un petit spasme et puis c'est tout... Vous, vous avez fait les choses au mieux. Comme un authentique Gaucher ! Une révélation, c'est tout de même mieux qu'un vulgaire coït, n'est-ce pas ? C'est à ça que ça sert l'adultère, à réoxygéner l'être, comme vous dites !
- Mais... que font les Gauchers lorsque ça leur arrive ?
- En général, ils remercient d'abord le Seigneur ; car c'est une grâce pour un mari de rencontrer une grande maîtresse, ces femmes qui nous révèlent, et c'en est une aussi pour son épouse, cela va de soi. Il vaut mieux vivre avec un type réoxygéné qu'avec un empaillé, n'est-ce pas ? L'inverse est également vrai. Je vous choque ?
- Non, enfin... oui, mais après ?
- Après, les Gauchers ou les Gauchères vont en parler à leur mari ou à leur femme, tout simplement. S'ils l'aiment encore.
- Tout simplement...
- Oui, nous ne voyons pas d'autre solution que de dire la vérité. Le mensonge tue l'amour à coup sûr, la vérité le régénère parfois.
- Et l'autre encaisse, sans broncher !
- Si c'est bien fait, l'autre en ressort encore plus amoureux, bouleversé par la confiance que suppose cet aveu ; car pour avouer cela il faut croire suffisamment en l'autre, en l'immensité et en l'intelligence de son amour.