- Vous me conseillez donc d'aller voir Emily et de lui raconter ma nuit, tout simplement !
- Non, ce serait infantile. Vous iriez vous soulager de votre culpabilité, comme un petit garçon, en lui refilant votre anxiété. Ce serait indigne de vous, n'est-ce pas ?
- Mais vous dites que...
- De faire bien les choses ! Ici, nous croyons que, si la vérité est nécessaire à la survie d'un amour, il n'est pas bon de la confier sans précautions. Dire sa vérité, la vérité de ce que l'on est, de ce que l'on a fait, de ce que l'on a senti, c'est pour nous l'acte d'amour suprême, la preuve de confiance la plus grande, c'est demander à l'autre de nous aimer dans notre complexité. Il faut permettre cela à l'autre.
- Et si cette vérité fait mal ?
- Eh bien elle fera mal ! s'exclama l'homme tout nu. Et alors ? Le mensonge est le plus grand des maux car il sépare à coup sûr, je le répète. Il rompt la confiance. La douleur, elle, peut sans doute réunir. Et si elle ne réunit pas, tant pis ! À quoi bon vouloir sauver une histoire avec une femme qui n'arrive pas à vous aimer tel que vous êtes ?
- Je suis désolé, sir, il peut y avoir toute sortes de raisons recevables ! Une assurance pour le cœur, des enfants, un quotidien agréable...
- Les Gauchers ont d'autres ambitions que celles des droitiers ! s'exclama-t-il. Il y a certains compromis que nous ne sommes pas prêts à envisager, voyez-vous. Et puis franchement, Jeremy, vous voudriez vivre avec une femme qui aime un autre que vous à travers vous, un trompe-l'œil de vous, une illusion que vous savez pertinemment fausse ?
- Cela peut être... rassurant, oui, bien plaisant même ! La vérité de ce que je suis ne me plaît peut-être pas tant que ça... Oh oui, certains jours, je n'y tiens pas ! Pas du tout !
Sur ces mots, lord Tout-Nu commença à préparer son Earl Grey de chez Harrods ; il ne connaissait pas de conversation, ou de prétexte suffisamment important pour qu'il se dispensât de son five o'clock tea. Puis il ajouta :
- Jeremy, si votre amour pour Emily ne vous permet pas de vivre ensemble dans une certaine vérité, à quoi bon aimer ?
- Je ne peux pas me montrer tel que je suis à ma femme, sinon...
Cigogne hésita un instant, fut gagné par une certaine pâleur ; ce qu'il souhaitait dire ne passait pas.
- Sinon quoi ? insista sir Lawrence.
- Sinon, il faudra que... que je sois moi-même tout le temps, à mes yeux aussi ! Tout ce que je suis craquera, mes défenses, mes...
- Jeremy, vous ne pouvez pas vivre l'émotion splendide, essentielle, que vous avez éprouvée dans les bras de cette Charlotte sans la partager avec votre femme ; votre mariage en serait appauvri. Profitez de cette occasion unique pour vous montrer tel que vous êtes. Profitez-en pour enrichir encore les liens qui vous unissent à Emily.
- Mais... dire la vérité, c'est un viol ! Quel droit ai-je de l'imposer à Emily ? Ne vaudrait-il pas mieux lui fournir des indices, lui permettre de la deviner si elle le souhaite, la laisser libre de voir ou de ne pas voir ?
- Je ne vous dis pas d'avouer la vérité des faits, mais celle de vos terreurs, de vos émotions et de vos rêves. Croyez-moi, Jeremy, si vous ne vous mettez pas en danger devant votre femme, il y a une certaine intensité d'amour que vous ne connaîtrez jamais, ni vous ni elle.
- Vous avez déjà avoué à une femme à laquelle vous teniez comme à la prunelle de vos yeux que vous l'aviez trompée, et que c'était formidable, une révélation ? Froidement !
- Oui, mais pas froidement, avec amour.
- Et alors ?
- Et alors elle m'a quitté ! Elle n'a pas supporté. Je ne vous dis pas que ce n'est pas un exercice dangereux. Mais, nom de Dieu, les grandes histoires d'amour sont dangereuses !
Perplexe, Jeremy demeura silencieux un instant ; puis il accepta une tasse de thé.
- Avec un nuage de lait ? demanda lord Tout-Nu.
- Of course... merci.
- Very well...
- Et... de quelles précautions faut-il s'entourer ? reprit Cigogne.
- La vérité ne doit pas être dite n'importe où, n'importe comment. Vous avez raison, cela s'apparenterait à un viol. Nous avons une île pour cela, Muraki, l'île de Toutes les Vérités, dans un patois polynésien. Elle se trouve au nord de l'archipel. C'est là que se rendent les couples qui souhaitent se marier, juste avant de l'annoncer à leur famille, pour se montrer dans toutes leurs vérités, et s'assurer de leur choix. Vous devriez en profiter pour vous remarier avec Emily selon les rites héléniens !
- Muraki... vous dites.
- Vous découvrirez sur place la particularité de cette île...
Lord Cigogne se tut de longues secondes, but une demi-tasse de thé sans même s'apercevoir qu'il se brûlait. Sa physionomie était celle d'un homme en proie à un doute affolant ; tout cela était si déroutant. En se rendant jusqu'au navire de sir Lawrence, Jeremy ne s'attendait pas qu'on lui tînt un tel discours.
- Vous irez ? reprit lord Tout-Nu.
Cigogne ne répondit pas. L'image de Charlotte flottait dans son esprit. Quelle maîtresse ! Avec quel talent l'avait-elle chaviré une nuit durant... Sa peau en frissonnait encore. Quelle croupe royale ! Quelle gorge ! Il n'était pas un centimètre carré du corps de cette femme admirable qu'il n'eût en mémoire...
17
Le jour même, lord Cigogne frappa à la porte d'Emily ; elle vint ouvrir.
- Emily, je vais me remarier ! lui lança-t-il avec enthousiasme. Enfin, je l'espère...
Elle blêmit, crut qu'elle était perdue ; et il ajouta avec jubilation :
- Avec toi, ma chérie ! Selon les rites des Gauchers !
Jeremy la souleva de terre ; effarée, Emily se laissa faire, sans bien saisir ce qui lui arrivait. Puis il la reposa sur le sol ; elle reprit ses esprits, lui assena une gifle à lui dévisser la tête et l'embrassa à son tour, comme une folle. Dieu qu'elle avait eu peur ! À l'instant précis, et sans répit depuis qu'elle l'avait vu quitter Emily Hall en blanc, la veille.
Dès le lendemain, les Cigogne voguaient vers Muraki, l'île de Toutes les Vérités, l'île où les langues se déliaient, où les Gauchers se montraient dans toutes leurs vérités.
Sur les conseils de lord Tout-Nu, Jeremy avait emporté quelques malles ; on ne savait jamais combien de jours, de semaines ou de mois duraient les séjours à Muraki. Ce simple détail enchantait Cigogne. En Angleterre, le temps lui avait toujours été mesuré, resserré dans des limites invisibles, faites de nécessités absurdes ; alors que les Gauchers, eux, prenaient celui de se bien aimer. Aucune urgence artificielle ne prévalait sur leur exigence ; le reste pouvait bien attendre.
Lord Cigogne avait rempli ses grandes malles en osier de tout le matériel sur mesure qu'il avait fabriqué pour se divertir et répondre à ses angoisses d'une façon qui lui ressemblât : une machine ingénieuse en cuivre destinée à calmer sa jalousie chronique, machine qui fonctionnait à l'énergie éolienne, une pompe à sperme aux dimensions exactes de son sexe qui lui permettait de traire avec efficacité ses testicules, les jours où ses fringales sexuelles excédaient celles d'Emily. Il possédait également une énorme poire en caoutchouc dont il usait pour assouplir les métacarpes de sa main gauche ; à chaque pression, les petits trous dont elle était percée libéraient des bouffées de son parfum préféré, une macération d'ongles d'Emily, de sa sueur et de sa salive, substances que Jeremy recueillait discrètement la nuit à l'aide d'une pipette, pendant qu'elle dormait du sommeil de l'innocence. À cela se joignaient un ustensile conçu pour élargir ses narines, histoire de mieux profiter des subtiles odeurs de sa femme les soirs de copulation, ainsi qu'un appareil étrange dont il se servait pour la gymnastique du médius de sa main gauche, dont Emily appréciait l'habileté prodigieuse dans certaines caresses intimes ; le même appareil, d'aspect luxueux, était employé pour faire faire de l'haltérophilie à sa langue, on imagine à quelles fins. Dans la même malle, on trouvait un autre engin, aux allures de faux dentier, qui lui permettait de coincer au fond de sa gorge un sifflet de sa fabrication qui, s'il se mettait à ronfler, le réveillait aussitôt. Jeremy avait également sculpté deux mains en bois de niaouli, copies exactes des siennes, afin que son épouse pût les appliquer sur ses seins, les soirs où il était trop fatigué pour déférer à ses demandes. Naturellement, rien de tout cela ne servait à quoi que ce fût ; et Cigogne en tirait une étrange fierté. Il se plaisait à constater que ses appareils n'avaient pour utilité que de le faire rire de ses insuffisances.