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Pour l'heure, lord Cigogne songeait surtout à Charlotte à qui il avait rendu visite le matin même. Assis sur l'une de ses malles en osier, à l'arrière du bateau à vapeur, il se demandait s'il avait bien fait de la congédier. Certes, il y avait mis des formes, une douceur pleine de sollicitude, mais enfin, il avait blessé cette femme qui l'avait éveillé à sa propre vie, celle à qui il devait le retour de sa vitalité ; et cela le chagrinait, d'autant plus que ses mots avaient devancé quelque peu ses dispositions, du moins celles qu'il espérait se voir ressentir après ce voyage à Muraki, lorsqu'il se serait défait de son envie persistante de lui refaire l'amour.

Jeremy était encore hanté par cette femme qui savait jouir de sa virilité, avant de la lui rendre magnifiée. Il souhaitait la revoir, afin de s'assurer qu'elle existait bien, que ce qui s'était passé entre eux avait quelque réalité. Charlotte... il suffisait d'être désiré par elle pour renouer avec sa force essentielle. Il le savait, hélas ou peut-être tant mieux, pour le restant de ses jours. Toujours il la porterait en lui, comme un recours. Face à la brise du Pacifique, lord Cigogne se détestait de l'avoir blessée et de la trouble satisfaction qu'il avait éprouvée en la quittant ; un instant, il avait été soulagé de n'avoir pas choisi pour femme cette fille aux désirs fulgurants qui, s'ils le revitalisaient de façon spectaculaire, lui fichaient également la trouille. Il devait bien le reconnaître, une épouse aux appétits aussi flamboyants l'eût inquiété, et maintenu dans l'anxiété qui naît de la terreur d'être trompé, dépossédé de la sécurité illusoire de l'amour de l'autre. Comment pouvait-il éprouver des sentiments aussi misérables ? Jeremy se méprisait.

Emily se tenait devant lui, au-dessus de la proue du navire, cheveux aux vents, dans sa robe de fiançailles, d'une légèreté exquise, qu'elle avait toujours conservée. Rassurée que Cigogne lui fût revenu après cette nuit d'absence pour lui redemander sa main, elle se laissait éblouir par cet océan dont les verts et les bleus lumineux ont le pouvoir de rendre heureux qui les contemple. Se remarier avec Jeremy... jamais elle n'eût imaginé que cela fût possible ; et cette idée fantasque lui plaisait, tout comme les rites nuptiaux héléniens. Elle y trouvait un renouvellement, une énergie qui l'avait saisie dès qu'elle s'était glissée dans son ancienne robe. Jeremy s'approcha d'elle et resta là, tout près de son épaule, à regarder dans la même direction.

Cigogne se demandait quelles seraient les réactions d'Emily lorsqu'il parlerait, là-bas, dans l'île de Toutes les Vérités. Puis il songea que s'il était resté chez les Mal-Aimés, en Europe, il n'aurait jamais connu ces tourments-là qui lui étaient aussi un plaisir. À Londres, il se faisait du mauvais sang pour les finances de son sanatorium secouées par la Grande Crise, pour l'assemblée annuelle de la Royal Geographical Society privée de subsides, se tracassait pour l'entretien de son écurie de lévriers, sans compter les mille sujets d'inquiétude dont la presse jugeait absolument nécessaire de l'accabler, sujets sur lesquels il n'avait d'ailleurs aucune prise. Qu'il fût mis au courant par le Times des dernières imprécations de Mussolini, lui, lord Cigogne, n'avait jamais eu l'air de troubler le ridicule Duce. Oh, certes, il connaissait la puissance des conformismes qui poussaient à se croire obligé d'être informé, comme si cela eût donné un sens à l'existence. Cigogne avait toujours flairé que les émissions radiophoniques de la BBC visaient à lui faire ressentir des émotions qui se substituaient aux siennes propres plus qu'à l'informer véritablement. De tout cela il était exempté, comme protégé par l'étendue du Pacifique ! Dieu que ses tourments actuels lui plaisaient au regard de ceux qui engorgeaient la cervelle des droitiers.

Jamais depuis son arrivée il ne s'était senti aussi joyeux d'avoir rompu avec l'Europe. À Port-Espérance, on recevait bien des nouvelles de là-bas ; mais personne n'avait l'idée de se passionner pour ce que les droitiers avaient coutume d'appeler l'actualité, sauf peut-être celle des arts et des lettres. Tous les Gauchers s'accordaient à trouver naturel qu'un monde peuplé de Mal-Aimés, inconscients d'eux-mêmes, allât de mal en pis. L'animosité n'appelait-elle pas la violence en la légitimant ? Personne sur l'île d'Hélène n'ignorait que des nuages s'accumulaient sur l'Europe hargneuse qui se hérissait peu à peu de croix gammées, de bras tendus, d'uniformes sombres, loin derrière les barrières de corail du Pacifique, très loin des couleurs des lagons, bien au-delà de la ligne d'horizon, là où les droitiers vivaient à l'envers sur une terre grise et froide, dure aux hommes, et encore plus aux femmes.

Lord Cigogne serra la main gauche d'Emily ; ici, la vie avait du sens.

- Regarde, murmura-t-elle.

Devant eux se dessinait, très au large, la silhouette du grand volcan de Muraki qui fumait. Cigogne frissonna. Le pilote du bateau leur avait dit que sur cette île volcanique régnaient des vapeurs bleutées, des émanations des failles du volcan qui possédaient un pouvoir particulier. Respirer cet air chargé de substances non toxiques aidait à s'ouvrir, les hommes surtout, à ce qu'ils fissent tomber les barrières de leur pudeur. Ce gaz iodé dissolvait les mensonges, agissait comme un opiacé léger, une drogue qui libérait les mots pour se dire, se confier tout à fait, sans altérer le moins du monde les états de la conscience. Son action était beaucoup plus nette que celle du virus de la mouche pikoe qui interdisait seulement de mentir, sous peine d'être gagné par des accès de fièvre paludéens.

Certains Gauchers goûtaient tellement le gaz muraki qu'ils renonçaient à quitter l'île ; ceux-là choisissaient de rester vrais dans la jungle hospitalière, ou sur les plages de sable noir, jusqu'à leur mort. Mais la plupart s'en allaient après un séjour plus ou moins bref, conscients que la vie à deux ne pouvait se dérouler continûment dans la transparence ; cette honnêteté extrême devait demeurer circonscrite pour n'être pas trop toxique. Certains couples en repartaient détériorés, ratatinés pour toujours ; d'autres s'en retournaient éblouis d'avoir vu la petite ou la grande âme de l'autre, et d'avoir été aimés tels qu'ils étaient, dans leur vérité. L'alliance de ces derniers en ressortait renforcée ; ceux-là étaient prêts pour le mariage gaucher.

L'étrave du bateau fendait les eaux claires de Muraki ; une brume bleu pâle commençait à descendre sur eux ; son odeur marine n'était pas trop forte, légèrement iodée. L'heure de toutes les vérités avait sonné. Dans quel état Jeremy et Emily quitteraient-ils cette île ?

18

Sept jours durant, Emily et Cigogne parlèrent à Muraki, inventorièrent leurs ressentiments. Le grand décrassage ! À peine dormirent-ils quelques heures. Sitôt qu'ils se réveillaient, c'était pour reprendre le fil de cette conversation fiévreuse qui allait décider de leur destin, en ne s'arrêtant brièvement que pour se nourrir d'igname, de squale ou de poisson-perroquet. Ordinairement les mots en disent trop ou pas assez ; cette fois ils dirent tout, jusqu'à la lie. Trois fois Jeremy et Emily furent près de rompre leur dialogue, et leur mariage aussi ; et par trois fois ils réussirent à reprendre langue, à confronter à nouveau leurs vérités, toutes crues, à creuser leur sincérité pataude, parfois violente, souvent désespérante. Ils vomissaient des années de rancœurs accumulées, un remugle de reproches délirants et acides, entrés en fermentation, sans bien savoir s'ils ressortiraient indemnes de ce duel.