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Ils furent véritablement stupéfaits de la décompression rapide que cette façon de converser provoqua. Plus Emily se dévoilait, sans charger Jeremy, plus ce dernier était ému qu'elle eût enduré par sa faute de tels tourments, plus il était disposé à l'écouter, à se réformer ; et à son tour Emily se sentait l'envie de lui pardonner. Ils n'étaient plus deux cœurs qui se donnaient aveuglément, au risque de se heurter, mais deux intelligences qui se comprenaient dans une paix nouvelle.

Le septième jour fut divin. Ils quittèrent leur bungalow pour aller se baigner dans un bassin naturel creusé dans la roche volcanique par les eaux chaudes et gazeuses d'un torrent. La végétation tropicale des alentours était puissante, intouchée et d'une singularité extravagante ; il y avait là des espèces étranges qui avaient évolué dans un long isolement, des sortes d'arbres des koghi géants dont les contreforts en palettes avoisinaient les douze mètres de diamètre, des fougères arborescentes à la tige pelucheuse de trente mètres de haut, des banians qui semblaient posséder plusieurs dizaines de troncs par individu. Un papayer produisait des fruits gros comme des citrouilles ; fleurs et fruits poussaient ensemble sur les mêmes arbres, signe que les saisons n'existaient guère sur ce territoire.

Dans le cirque minéral jaune soufre qui refermait ce décor, sous un ciel d'un gris violent, loin des atteintes des hommes, ils poursuivirent leur conversation-fleuve de Muraki qui bientôt devint un dialogue des corps ; le glissement se fit naturellement. Le passé apuré ne venait plus pervertir le présent ; jamais peut-être ils ne furent plus présents que dans ces instants d'intimité retrouvée. Au cours de cette étreinte, Jeremy connut une intensité d'assouvissement qui dépassait celle qu'il avait connue avec Charlotte. Son être entier y participa, au-delà de toute censure ; il se sentit réunifié, amant et mari de sa femme qu'il traita en sœur, en amie, en maîtresse, en femelle. Emily en pleura et quand, dans sa jouissance, elle l'appela Hadrien, du nom de son amant, Cigogne accepta ce jeu ; fou d'amour, il lui permit d'entrer tout à fait dans sa rêverie érotique, comme pour mieux conjurer ce souvenir de l'île du Silence.

Quand elle crut que son ventre avait eu son compte de douceur et de violence, Emily ouvrit les yeux : son amant était devenu son mari. Sans qu'elle contrôlât quoi que ce fût, son émotion physique s'en trouva alors augmentée. Elle venait de se rassembler, épouse et maîtresse, dans une seule extase.

Ce jour-là, sur cette terre du Pacifique, Emily et lord Cigogne eurent le sentiment qu'ils avaient converti leur ancienne passion en un amour véritable ; sincèrement, ils crurent la métamorphose achevée, comme si elle pouvait l'être tout à fait... Heureux, ils résolurent de s'écrire chaque jour, jusqu'à leur mort  - ce qu'ils firent !, - avec l'espoir que leur lettre quotidienne, ce voyage dans des mots écrits d'une encre authentique, serait comme un petit périple à Muraki. Les nouvelles du jour seraient d'abord celles de l'autre ; à quoi bon être au courant des souffrances du peuple ouzbek si l'on ignore celles de sa propre femme ?

Au terme de ce séjour dans cette île au vent, si particulière, Jeremy croyait avoir satisfait son ambition démesurée de devenir un mari, inconscient qu'il était des épreuves qui l'attendaient encore avant qu'il pût prétendre à un tel titre. Porté par son exaltation délicieuse, un peu naïve, il se figurait que sa vie serait désormais un long, très long voyage de noces ; il est des instants où, après avoir lutté, le confort d'une illusion brève ne saurait être repoussé.

Il lui restait toutefois à réépouser Emily, selon les rites gauchers.

19

En route vers l'île d'Hélène, Cigogne était songeur. Il s'étonnait soudain que personne à Port-Espérance ne s'insurgeât que la vie amoureuse fût l'objet de si nombreux rites collectifs. Etait-ce à la société de s'inquiéter de la fréquence des coïts de chacun, de l'intensité des râles des épouses et de la sincérité des élans ? En Angleterre, chacun se serait indigné si le Parlement s'était chargé de ces questions-là ! Qu'aurait dit le Times si l'on eût organisé un référendum sur l'interdiction de forniquer pendant le Carême ? Cette façon qu'avaient les Gauchers de mettre sur la place publique leur frénésie à rendre leurs femmes moins frustrées qu'ailleurs avait quelque chose d'extravagant ; à les entendre, c'était même là l'essence de l'action politique gauchère. Sur ce bout de terre océanienne, chacun pensait qu'il valait mieux aimer qu'exercer du pouvoir, activité finalement assez lassante, et salissante. Les Gauchers ne se rassuraient pas sur leur valeur par les jeux navrants de la reconnaissance sociale.

Lord Cigogne s'ouvrit de son débat intérieur avec les passagers du navire, et se fit l'avocat du diable. On lui répliqua que sur l'île d'Hélène la recherche du bonheur n'était pas une obligation. Chacun était libre d'user ou non de la géographie particulière de l'archipel, de ne pas tirer profit du calendrier hélénien, ou des coutumes insulaires ; et puis, si l'on avait vraiment le goût du malheur  - persistant chez certains détériorés  - ou la passion de faire partager à son prochain son dégoût pour l'existence, on pouvait toujours mettre les voiles pour regagner le monde des Mal-Aimés. Il se trouvait bien des capitales en Europe pour accueillir les fanatiques de la désespérance, toute une presse disposée à leur renvoyer d'eux-mêmes une image assez fidèle, glauque à souhait, éprise des raffinements de la morosité ou, pis, une autre presse, ivre de mièvrerie, de sourires artificiels, qui saurait les écœurer tout à fait de l'idée du bonheur.

Le pilote du bateau attaqua vivement Cigogne en lui faisant voir que ceux qui s'offusquaient que la société s'inquiétât de la vie de cœur des citoyens avaient assez de revenus pour disposer du loisir de se bien aimer. On lui fit également sentir que l'existence intime ne pouvait que fort difficilement s'épanouir dans un univers qui s'en moquait, qui versait chez les êtres des aspirations vides de sens, et les éloignait toujours davantage de celles qui leur étaient propres. Combien d'hommes jeunes en Europe faisaient de piètres compagnons, occupés qu'ils étaient par l'obsession de s'en sortir ou de briller des feux pâlots de la réussite ? Comment faire l'amour divinement après les fatigues d'une journée laborieuse, soumise aux tensions ordinaires de l'existence droitière ? Et, mon Dieu, qu'y a-t-il de plus important pour un homme que de faire jouir une femme ? De son corps, et d'elle-même !

Rêveur, appuyé sur le bastingage, lord Cigogne se plut à imaginer Winston Churchill intervenant à la Chambre des communes pour proposer au Parlement une loi-cadre afin que l'on aimât moins mal en Angleterre : Gentlemen, happyness is a new idea in the British Empire ! Cela le fit sourire ; et il en fut affligé. L'Europe était-elle vouée à traîner, de siècle en siècle, le chancre de son mal de vivre ? Pourquoi étions-nous aussi fâchés avec l'idée du bonheur ? Pourquoi ce mot avait-il toujours été prononcé par des politiques douteux, pour mieux cacher de crapuleux desseins ?

Au loin, l'île d'Hélène se profilait, si petite pour porter un si grand projet.

Une question vint à l'esprit de lord Cigogne : pourquoi les hommes gauchers, eux, n'avaient-ils pas peur des femmes ?

20

À Port-Espérance, on apercevait parfois un animal domestique étrange à pelage très doux et rayé, une sorte de croisement entre un koala, un tapir, un zèbre et un gibbon. Muni de bras interminables, le zubial  - puisque tel était son nom  - possédait un museau très long, prodigieusement mobile, qui amusait les enfants, tout comme ses grandes oreilles qui se dressaient au moindre bruit. D'un naturel heureux, les zubiaux rayés circulaient aisément dans les branches des arbres ou faisaient des bonds lestes de kangourous sur le sol, la truffe en l'air, en oubliant leurs quinze ou vingt kilos (les gros) ; mais les jours de spleen, ils se traînaient misérablement sur leurs deux petits pieds plats, le museau en berne, en gémissant.