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De mémoire de Gaucher, on n'avait jamais vu de meilleur ami pour la femme ; car ces marsupiaux fort rares avaient une extraordinaire capacité d'empathie. Ils partageaient vos émotions instantanément, s'étendaient sur le sol les bras en croix dès que leur maîtresse était accablée, se mutilaient parfois atrocement quand ils sentaient qu'elle était rongée de culpabilité. Etait-elle gaie, insouciante ? Dans l'instant ils bondissaient, l'imitaient, s'arrosaient de parfum, coiffaient leur pelage en lui chipant ses brosses, se montraient turbulents, sautaient à pieds joints dans son bain. Bref, les zubiaux étaient à la femme ce que le chien est à l'homme.

Le zubial avait une autre caractéristique qui lui avait sans doute valu la place de choix qu'il occupait dans la société gauchère : c'est le seul animal qui rit, de bon cœur. Son flair pour repérer les ridicules de la vie à deux est infaillible. Sitôt qu'un couple se comportait de façon risible, même et surtout lorsque les époux se chamaillaient, le zubial se tordait de rire ; il devenait évidemment difficile de poursuivre l'altercation devant ce marsupial hilare. Mais, parfois, son rire était terrible, sinistre, lorsqu'il n'y avait plus de quoi rigoler, quand les amours de ses parents adoptifs tournaient au vinaigre.

Les Gauchers avaient donc adopté cet animal très casanier, qui n'aimait guère s'aventurer seul dans les rues de Port-Espérance ; il leur servait de baromètre sentimental. Leur zubial se laissait-il dépérir ? Perdait-il du poil ? Sa truffe était-elle chaude ? Aussitôt ils s'inquiétaient de l'état de leur mariage. De temps à autre, dans la nuit tropicale de Port-Espérance, on entendait de grands cris de détresse, des sanglots bruyants ; et l'on savait qu'un zubial désespéré pleurait l'amour de ses maîtres. Le cri du zubial était alors déchirant.

À l'époque, en 1933, cet animal originaire de l'Australie septentrionale était déjà en voie de disparition. Chassé par les aborigènes qui voyaient en lui un dieu malfaisant, riant de tout, il s'était réfugié sur Little Greece, la grande île montagneuse du nord du continent austral, où il subsistait difficilement, caché dans le maquis, errant à la recherche de fruits. La famine guettait l'espèce ; en liberté, les zubiaux ne rigolaient guère. Hors de ces montagnes qui rappelaient la lointaine Grèce, on n'en trouvait plus que sur l'île d'Hélène.

À Port-Espérance, il était de tradition que les futurs maris se rendissent à Little Greece pour y capturer le zubial qui veillerait ensuite sur leur foyer. Cette capture était d'un type particulier car, dans l'esprit des Gauchers, il n'était pas question d'user de gourdins ou de filets pour attraper celui avec qui il leur faudrait vivre par la suite en bonne intelligence. L'usage était donc d'apprivoiser son zubial, ce qui n'était pas chose facile.

Les zubiaux se liaient à vous de la façon que vous aviez de vous relier à vous-même. Eprouviez-vous de la difficulté à vous estimer ? Vous pouviez être sûr que le zubial le flairerait et que, plein d'un mépris équivalent pour votre personne, il ne se montrerait même pas. Etiez-vous bouffi d'orgueil ? L'animal en aurait alors trop pour se laisser atteindre. On l'approchait comme on s'approchait de soi. Si vous ressentiez de la peur, de la méfiance en le voyant, il se montrait craintif ; un geste agressif de la part de son futur maître pouvait même le rendre féroce.

Cette chasse au zubial se pratiquait toujours en solitaire, sur la terre ingrate de Little Greece, quelle que fût sa durée. Certains Gauchers mettaient des mois, parfois des années, à apprivoiser celui qu'ils offriraient à leur promise ; celle-ci attendait alors, plus ou moins sereine. À quoi bon vouloir hâter le cours des choses ? Comment auraient-elles pu aimer bien un homme qui ne s'aimait guère ? Il était rare que le prétendant ne s'obstinât pas ; car personne n'aurait plus voulu de lui s'il était rentré bredouille. Quelle Gauchère eût souhaité épouser un homme incapable de s'apprivoiser soi-même ?

Conscient de tout cela, lord Cigogne appareilla seul pour Little Greece, un matin, à bord du voilier de sir Lawrence. Ce dernier lui avait enseigné les rudiments de la navigation et le maniement de son ketch ; la montgolfière achetée à Sydney ne lui permettait pas de remonter les alizés.

Jeremy était résolu à rapporter son zubial à Emily, quel qu'en fût le prix.

21

À peine était-il arrivé en l'île de Little Greece que lord Cigogne eut la chance d'apercevoir une truffe de zubial qui sortait d'un buisson, au bout d'un long museau velu et rayé, tel un périscope olfactif. Suivant une recommandation de sir Lawrence, il prit une banane dans sa musette ; aussitôt deux oreilles blanches et noires se dressèrent de part et d'autre de la truffe qui se dilatait en respirant avec nervosité. Dissimulé par la végétation, le marsupial frugivore devait saliver mais, prudent, il demeura à couvert toute la soirée et attendit que Cigogne se fût endormi au creux de son hamac, près de la plage, pour intervenir.

Quand Jeremy se réveilla, le lendemain matin, toutes ses bananes avaient été subtilisées ! Les peaux gisaient non loin, tels des scalps, sur le sable ; la bestiole gourmande n'avait pu se retenir de les avaler au plus vite. Ne restaient plus à lord Cigogne que quelques papayes mûres, dissimulées au fond de son sac, solidement fermé. Les jours suivants, le zubial ne se montra pas ; mais Cigogne le sentait rôder, attiré par l'odeur de la papaye. Quand Jeremy se soulageait contre un arbre, il l'entendait rire, planqué dans les bosquets. Le même fou rire agaçant l'accompagnait lorsqu'il se brossait les dents. Comment prendre contact avec ce marsupial rieur ? Plusieurs fois, il essaya de lui parler :

- Gentleman, si votre plumage se rapporte à votre ramage, vous êtes le Phénix de ces bois ! Good Heavens, montrez-moi votre museau !

Puis Cigogne se reprenait, trouvant soudain ridicule de parler à un animal.

Alors il eut une idée pour tendre un piège au zubial.

Jeremy se mit à la recherche d'un plan d'eau calme, qu'il finit par trouver : une rivière d'eau de mer qui pénétrait loin dans l'île jusqu'à une piscine naturelle où se réfugiaient des colonies de tortues, par gros temps. Mais il faisait beau ; seule une petite caouanne à écailles évoluait dans les eaux claires de ce bassin. Cigogne se mit à genoux sur un rocher et, en se tenant aux racines échasses d'un palétuvier, il se pencha au-dessus de l'eau pour faire apparaître son reflet. Son idée était de venir embrasser son image afin que le zubial crût qu'il s'aimait ; ce qu'il fit, en surveillant les alentours. L'animal restait caché. Jeremy poursuivit sa descente vers son reflet, toujours à l'affût du zubial dont le long museau commençait à poindre derrière un bosquet de pandanus. Soudain Cigogne regarda sa propre figure ; il eut alors un mouvement de recul qui trahit son dégoût. Il ne pouvait pas embrasser ce visage qu'il haïssait, cette physionomie d'emprunt qu'il s'était sculptée pendant quatorze ans d'exil, pour mieux masquer sa véritable nature. Jamais il n'avait supporté sa propre image. Aussitôt l'animal disparut ; il avait compris de quel traquenard il avait failli être la dupe.

Cigogne essaya de se regarder à nouveau ; une brise irisa l'eau lisse et, tout à coup, il crut apercevoir dans cette eau tremblée l'image de son père, ou plutôt le visage que ce dernier avait sur les photos jaunies que Jeremy possédait. Dieu qu'ils se ressemblaient, le père et le fils, mélangés dans cette image trouble, comme une photo flottant dans un bain révélateur. Alors Jeremy eut une idée étrange ; il se parla à lui-même, en prenant la voix qu'il supposait à son père, mort trop tôt pour qu'il pût conserver un souvenir exact de ses intonations :