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Ignorant tout de l'orage d'acier qui s'abattit sur les plaines de Champagne pendant quatre ans, en totale rupture avec la civilisation, lord Cigogne s'oublia au sein de cette société féroce, dans ce monde qui se méfiait de la pensée ; il quitta ses réflexes acquis, se lava de son éducation britannique, renoua avec ses gestes d'enfant élevé au milieu des animaux de l'Impérial Zoo. Jamais peut-être il ne fut plus heureux et plus vrai que nu dans cette jungle hostile, au plus près de ses instincts.

Puis Jeremy fut sept années à lire. Il se fit séquestrer dès 1918 dans l'une des plus grandes bibliothèques privées d'Europe, assez méconnue, près de Zurich. Cigogne s'y était fait enfermer par le vieux propriétaire, le célèbre botaniste Otto von Blick, un ami de son grand-père. Le vieil Helvète alémanique avait accepté de se prêter à l'expérience du petit-fils de Philby. La famille von Blick accumulait depuis le XVIIIe siècle dans son extravagant château tous les bons ouvrages parus dans les principales langues européennes, en version originale bien entendu. Le château des Blick s'élevait au milieu des alpages, dans le canton de Zurich, isolé du siècle. Son architecture rococo lui donnait un air de cathédrale baroque plantée par un illuminé en pleine montagne. La bibliothèque géante et mystérieuse s'étendait à perte de vue sur des hectares de rayonnages.

C'est là que lord Cigogne s'était enseveli dans la littérature européenne pendant sept ans, après s'être purgé en Nouvelle-Guinée. Sédentaire, il fit là-bas tous les voyages. Solitaire, il y connut toutes les passions qui agitent le cœur des hommes, éprouva tous les chagrins qui les détériorent, sonda les marécages de leurs mondes intérieurs. Il apprit cinq langues, aima des dizaines d'auteurs, s'éprit de personnages de roman, se brouilla avec eux, se réconcilia, dîna souvent avec Don Juan, noua des liens étroits avec Dostoïevski, trompa Emily Pendle-ton avec les héroïnes de Stendhal. Irrité par les habiletés de Pirandello, il évita pendant de longs mois les salles où le maître italien régnait. Jamais à Londres il n'avait frayé avec des gens aussi vivants ni, surtout, existé avec une telle intensité. Chaque matin, Cigogne se levait dans une émotion nouvelle. Avait-il rendez-vous avec le jeune Stefan Zweig ou Henry James ? Avec quelle femme de lettres s'était-il couché la veille ? Toutes ces grandes ombres qui peuplaient le château conversaient dans son cerveau. En lui se rencontraient les héros de Balzac et ceux de l'Espagnol Clarín.

Sept ans de lecture l'initièrent aux secrets de son propre cœur, déposèrent en lui tous les ferments qui font les grands caractères. Au terme de son long voyage immobile, il y avait du Shakespeare dans ses emportements, du Goldoni dans sa gaieté, du Musset dans ses élans qui le portaient toujours vers Emily. Sa volonté prodigieuse était celle d'un Choderlos de Laclos. Sa science de la vie devait beaucoup à Colette. Le petit peuple des écrivains avait versé dans son esprit ce supplément d'âme qui, jadis, lui faisait tant défaut. Mais jamais un être contrefait ne le fut avec plus de naturel.

L'homme qui rentra à Londres en 1925 était irrésistible. À trente et un ans, Jeremy Cigogne n'était pas devenu beau, mais son étrangeté était intéressante, magnétique ; il suscitait l'envie de lui plaire, savait faire naître cette nécessité-là. Le nouveau lord Cigogne était tout flamme ; tout l'émouvait, le jetait presque hors de lui, alors qu'il avait été un adolescent réservé, moins par timidité que pour masquer son néant intérieur. Sa gravité ennuyeuse avait cédé la place à beaucoup de légèreté apparente, de malice pleine de gaieté, presque de la gaminerie. Mais, en véritable Anglais, il savait régler et contenir sa nouvelle nature intempérante. L'empire qu'il avait acquis sur sa personne était stupéfiant. Son éloquence séduisante, pleine de saillies, frappait. La justesse et la hauteur de ses vues faisaient oublier ses raisonnements courts d'autrefois. Une sensibilité à fleur de peau perçait dans toutes ses paroles. Son caractère était plus puissant et plus souple à la fois. Lord Cigogne avait réussi à hisser tout son être au niveau de son amour pour Emily. Mûri par ses tribulations extraordinaires, il se sentait enfin armé pour charmer le cœur de miss Pendleton.

Mais l'avait-elle attendu ?

Sitôt à Londres, Cigogne intrigua pour se faire inviter à dîner chez Emily, mariée à un certain Clifford Cobbet, danseur phare du ballet de Covent Garden. Le couple, plutôt bohème, s'était déjà reproduit ; deux enfants, Laura et Peter, étaient venus garnir leur intérieur coquet sept et huit ans auparavant. En ouvrant la porte de leur maisonnette de brique de Haye Mews, Emily vit un gentleman très Bond Street, alluré, vêtu avec recherche mais sans que cette élégance tournât au dandysme. Tout de suite, sans qu'elle en sentît la raison, elle eut l'intuition que ce conformisme apparent était exactement contraire à ce qu'était cet homme introduit par l'une de ses amies. Dans l'instant qui suivit, Emily comprit mieux sa sensation en arrêtant son regard sur la figure étonnante de Cigogne ; il se présenta sous un faux nom. Elle ne reconnut pas le visage fort et singulier que la vie avait sculpté sur la physionomie de Jeremy.

Cela plut à Cigogne ; il se garda de rafraîchir la mémoire d'Emily qui, elle, n'avait guère changé. Elle était encore cette jeune femme étonnamment vraie, inconsciente de son éclat, porteuse de cette féminité inquiète qui se méfie des artifices, avec ce quelque chose de heurté qui éveillait chez lui des élans incontrôlés, une ardeur sauvage. À côté d'elle, si réveillée, si exigeante avec la vie, ses invités paraissaient empaillés. Emily Cobbet était restée Emily Pendleton, éprouvant avec vivacité ce qu'autrui ressent, présente à chaque instant, dans chacun de ses gestes, si réelle, intègre, indocile, joueuse et refusant de composer avec le destin, de corrompre sa belle nature en acceptant les reptations du jeu social. La vie lui avait donné un métier difficile qu'elle exerçait de façon particulière ; peintre, elle avait le talent de faire ressortir dans ses portraits les vérités les plus secrètes de ses modèles. Quiconque se regardait peint par elle se voyait démasqué, mis à nu ; elle peignait le vrai visage des êtres, sous les tricheries de la peau.

Cigogne retrouva tout de suite le bonheur à la fois compliqué et léger qu'il y avait à aimer Emily ; et cela le rassura. Il progressa vers son cœur en intéressant d'abord son esprit. La conversation roula sur la folie ordinaire, celle qui se glisse en chacun ; la conformité de leurs vues sur cette question éveilla chez elle un intérêt qui, très vite, se mua en sympathie. Emily l'écouta et le vit peu à peu avec un plaisir qu'elle n'avait plus perçu en elle depuis longtemps ; la vivacité de cette griserie l'anima, développa chez elle des sentiments enfiévrés qui, bientôt, la jetèrent dans une inclination véritable. Jeremy commençait à deviner tout ce que promettaient ses regards presque caressants, ses gestes devenus plus gais, et surtout sa voix qui, par son altération déjà sensible, trahissait son désordre intérieur. De toute évidence, leurs esprits se convenaient. Emily trouvait en lui un caractère singulier dégagé de tout préjugé, une chaleur de ton, un enjouement qui remuaient avec force son imagination. Ce furieux venu de nulle part était l'homme le plus libre qu'elle eût jamais rencontré.

Lord Cigogne était résolu à frapper un grand coup le soir même ; la nervosité où était Emily lui suggérait qu'il ne fallait pas laisser retomber cette première impression. Assuré de ne pas lui avoir déplu, il ne l'était pas encore de son amour. Jeremy ne voulait pas courir le risque qu'elle s'accoutumât les jours suivants à le voir sans trouble ; disposition qu'il est ensuite très difficile de détruire.