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Hey boy! Nice to meet you...

Personne n'était là pour surprendre ce curieux dialogue ; et que le zubial ne se fût pas mis à rire l'encouragea à continuer, en anglais, en empruntant cette voix qui n'était pas la sienne. Usant de mots simples, Cigogne se montra tendre avec lui-même, hasarda quelques plaisanteries sur leur aspect commun. Le vent retomba ; le miroir de l'eau redevint lisse. Sa propre figure réapparut ; mais cette fois-ci, elle lui sembla moins désagréable à regarder. Jeremy souffla sur l'eau, l'irisa lui-même et fit revenir le visage de son père qui lui sourit. Le dialogue entre le fils et le père reprit et, peu à peu, Cigogne réussit à se donner des bribes de l'amour que son père n'avait eu ni le cœur ni le temps de lui prodiguer, jadis. Cela dura longtemps, dans une grande irréalité. Saisi par une émotion qu'aucun mot ne désigne, à la frontière de la douleur et de l'apaisement, Jeremy cessa finalement de souffler sur l'eau ; alors apparut sur la surface plane du lagon, à côté de son image, le reflet de l'une des plus jolies têtes de zubial rayé qui se puisse imaginer.

Lord Cigogne redressa la tête et aperçut son zubial accroché dans les branches du palétuvier, au-dessus de lui. Le marsupial descendit avec habileté et, tendrement, lui caressa le bout du nez. À son tour, Cigogne caressa sa truffe ; puis il se mit à rire de bonheur. Le zubial rigola. Mais ces rapports en miroir furent brefs ; leur commerce ne faisait que commencer. Le zubial accepta les papayes mûres et disparut promptement dans la forêt.

Les jours suivants, Cigogne laissa son père lui reparler d'amour, par l'intermédiaire des reflets de ce lagon. Souvent il pleurait ; mais une paix inédite le gagnait doucement. Le zubial se montrait moins farouche, se joignait à ses excursions dans les collines et, chaque matin, se tenait un peu moins loin de son campement.

Seul sur cette île australienne, Jeremy demeurait lord Cigogne, châtelain de Shelty Manor. À l'ombre d'un palmier, vêtu d'une culotte succincte, il prenait chaque jour son thé à cinq heures, sans nuage de lait hélas ; il réussit même à faire goûter un excellent Earl Grey fumé à la pauvre bête qui n'apprécia guère, ce qui ne manqua pas de le décevoir. Le soir, il disposait ses couverts en argent, ainsi qu'une assiette creuse de porcelaine de Prague, sur une table pliante en vieil acajou et, vêtu d'une redingote en velours grenat, le cou serroté dans un col cassé blanc, Cigogne se livrait à ce qu'il appelait sa prise nutritionnelle. À la lueur d'un chandelier, pieds nus  - il avait oublié ses souliers vernis  -, il s'enfilait un sherry avant d'avaler une soupe à la tortue avec la même distinction que s'il eût été invité à souper à Windsor. Les jours où il mangeait un ragoût d'hippocampe ou une poêlée de raie, il ne se serait jamais permis de dîner sans utiliser les couverts à poissons de son aïeule lady Philby. Manquer à son éducation sous le prétexte qu'il était le seul témoin de ses agapes lui eût semblé vulgaire.

Un soir, lord Cigogne parvint à faire asseoir le zubial face à lui, sur une chaise pliante, équipé d'un nœud papillon en soie. Il connut alors la satisfaction de lui apprendre à siffler My Queen is in love, une chanson un peu leste  - irrévérencieuse, disaient certains membres de son club  - des Horse Guards de Sa Majesté. Plus le marsupial était familier, plus Jeremy se sentait à son aise dans une conduite spontanée, moins il se surveillait dans ses propos. Avec naturel, Cigogne faisait craquer son personnage raidi par les chagrins anciens, ses corsets d'attitudes composées. Tout en restant britannique jusque dans sa ponctualité à prendre le thé, il retrouvait l'étonnante liberté intérieure et de gestes qu'il avait connue jadis parmi les Poloks de Papouasie. Si lord Cigogne ne renonçait pas à ses rites, il était à présent en mesure d'en jouer, avec cette distance amusée qui est peut-être le comble de l'anglicité.

Cinq semaines après son arrivée sur l'île de Little Greece, le zubial d'Emily était apprivoisé ; Jeremy n'était plus une manière de fils mais une esquisse d'homme, ce qui est déjà assez rare, on en conviendra. Il était désormais apte à se remarier avec sa femme.

Mais Emily était-elle toujours dans les dispositions qu'il lui avait vues lorsqu'il l'avait quittée ? En appareillant avec son zubial, Cigogne songea un instant, avec effroi, qu'un galant était peut-être venu l'étourdir de compliments en son absence. Trois mois... c'était long, surtout dans cette île gauchère où l'on avait la passion d'aimer, où les hommes et les femmes poussaient loin l'art de plaire. Qui sait si le calendrier hélénien n'avait pas ménagé pendant ce temps-là d'autres festivités destinées à attiser les appétits de la population ? Dieu qu'il avait été imprudent de ne pas s'en assurer avant de déguerpir ! Tout sur l'île d'Hélène semblait se liguer pour qu'un lascar lui dérobât sa femme.

Mais ce qui inquiétait surtout Jeremy, c'était l'impossibilité dans laquelle il était de connaître les sentiments présents d'Emily ; car l'usage était, de retour de Little Greece, de ne retrouver sa fiancée que le jour du mariage, en la cathédrale gauchère de Port-Espérance, au pied de l'autel.

22

À Port-Espérance, Cigogne apprit qu'avait eu lieu en son absence le Grand Jour Blanc, la fête du solstice de l'hiver austral au cours de laquelle presque tous les Gauchers prenaient plaisir à se vêtir de blanc. C'était, à ce qu'on lui dit, un jour de liberté où chaque Hélénien se dégageait de son personnage ordinaire, se reposait de ses façons d'être habituelles, s'autorisait à vivre avec d'autant plus d'éclat et de licence que l'on savait les autres dans les mêmes dispositions.

- Effectivement des liaisons se nouent, reconnut sir Lawrence, chez qui Cigogne était venu loger.

- Et... ma femme ? hasarda Jeremy, du bout des lèvres.

My dear, les jours blancs, nous ne sommes pas autorisés à porter de jugement sur nos prochains ; et il est même souhaité d'effacer de sa mémoire ce qu'on leur a vus faire. Soyons fair-play...

La réponse de lord Tout-Nu précipita Jeremy dans une jalousie sans bornes, que relayait son imagination toujours prompte à envisager le pire. Si sir Lawrence eût répliqué qu'Emily avait profité de cette journée pour découvrir les joies de la pêche à la grenouille tropicale, Cigogne en eût été rassuré ; mais cette finasserie très jésuite le laissait concevoir tous les écarts, tous les entraînements dont une femme gourmande est susceptible. L'affolement de Jeremy s'aggrava encore quand, par hasard, il croisa dans la rue le pousseur de touches de piano dont elle avait prononcé le nom lors de leur dernière étreinte, Hadrien Debussy lui-même, qui ne se gêna d'ailleurs pas pour lui sourire avec un air de malice et de contentement suspect.

Pénétré d'anxiété, Jeremy annonça à Emily la date et l'heure de leurs noces par courrier, en pesant chaque mot. La lettre fut un chef-d'œuvre ; Cigogne y mit tout son art pour faire naître chez elle le désir de lui plaire. Il se promettait tout en se gardant assez pour qu'elle eût à nouveau envie d'exercer sur lui le pouvoir de sa séduction. Prudent, il se livrait sans se mettre à sa merci, naviguait dans une sincérité pleine d'habiletés, la flattait tout en la frustrant avec cette subtilité qui devait éveiller chez Emily le besoin de le rejoindre.