Mais, à l'heure du mariage, lord Cigogne ignorait toujours si elle viendrait. Cette coutume un tantinet sadique visait à faire sentir au futur époux que l'amour de sa femme ne lui serait jamais acquis. Le jour même de leurs épousailles, les Gauchères demeuraient libres de se refuser, d'hésiter encore, de différer leur consentement, comme pour mieux marquer que cette liberté ne leur serait jamais ôtée.
Seul devant l'autel de la cathédrale de Port-Espérance, en frac, lord Cigogne commençait à se convaincre qu'il avait été imprudent de se lancer dans cette aventure. Pourquoi ne s'était-il pas contenté de leurs premières noces droitières et anglicanes ? À présent, si Emily ne rappliquait pas, ce camouflet vaudrait divorce ; et il aurait l'air fin avec son zubial sur les bras. Dans quelle galère s'était-il embarqué... Les invités s'impatientaient le long des travées, sous le toit de la grande nef dont les pièces maîtresses provenaient de la coque de L'Espérance, le navire qui avait jadis transporté les premiers colons gauchers. On toussait, on jacassait. Il y avait là des voisins, des patients de lord Cigogne devenus des amis et, bien sûr, lord Tout-Nu qui, exceptionnellement, avait consenti à cacher son sexe pour leur tenir lieu de témoin. Le zubial s'était endormi au fond d'un confessionnal, repu, après avoir ripaillé de noix de macadamia ; son ronflement de marsupial résonnait dans la cathédrale de bois. À bout, Cigogne était sur le point de se carapater quand les grandes portes s'ouvrirent.
Emily apparut, comme nue sous une robe de fleurs fraîches, voilée par un tulle végétal. Peter, Laura et Ernest portaient la traîne, tandis qu'Algernon en grande tenue, vêtu d'un kilt aux plis impeccables, jouait tant bien que mal d'un instrument qui avait l'air d'une cornemuse confectionnée dans un estomac de tortue géante. Cigogne demeura un instant saisi par une émotion vive, plus qu'il ne l'eût souhaité devant cette assistance. Cette femme qui le choisissait à nouveau était plus émouvante que l'Emily qu'il avait épousée huit ans auparavant, celle qui avait dit oui dans les turbulences d'une passion naissante, avec une belle inconscience. À présent qu'elle connaissait les doubles fonds de sa nature, la venue d'Emily signifiait qu'elle l'aimait authentiquement, au-delà de l'illusion de son personnage, malgré les déceptions qu'il lui avait infligées. Combien de membres de son ancien club eussent été réépousés par leur femme après huit années de lit commun ? Oubliant un instant sa condition d'aristocrate anglais, Jeremy se laissa aller à pleurer. Lui aussi brûlait, non plus de passion, mais d'amour ; d'un sentiment flamboyant, guerrier, volcanique, qui se joignait à un désir sexuel de rhinocéros. S'il avait été seul avec son Emily, il l'eût culbutée sur l'autel, lui eût fait voir les anges sans autre forme de procès.
Emily s'approcha ; la cérémonie religieuse gauchère pouvait débuter, ce rite singulier si différent d'un mariage de droitiers. En Europe, les époux ne se promettaient pas grand-chose, hormis de se supporter jusqu'à ce que mort s'ensuive, de ne pas trop fauter avec la voisine et d'accepter de se lancer dans la procréation, sans mégoter sur les délais ; trois points qui ne concernaient pas le mariage gaucher. On pouvait donc se remarier à Port-Espérance sans que cela fît prêter deux fois le même serment. Celui des Gauchers portait sur des questions plus cruciales pour ceux qui avaient l'ambition d'aimer. Leur serment nuptial entrait dans des détails ignorés par les prêtres droitiers, comme si le viatique des Evangiles eût été assez clair et suffisant pour que les mariés fussent en mesure de transmuer leur passion en amour !
Le très vieil évêque gaucher, atteint de la goutte, commença une messe ordinaire, en latin, avec encensoir, panoplie brodée, mitre astiquée, chasuble gaufrée, dessous en dentelles et tout le tintouin liturgique. L'eucharistie fut célébrée dans un déluge de cantiques par ce dinosaure en soutane, véritable figure de l'île d'Hélène, qui fit partie en 1885 du voyage mythique de L'Espérance. Deux enfants de chœur l'aidaient dans ses déplacements, tandis qu'un troisième le suivait muni d'un bassin en faïence orné des armes du diocèse, en cas de fuites urinaires. On pria beaucoup pour le salut des droitiers ; puis le prélat incontinent s'approcha du couple et les bénit de la main gauche. Avec ce ton doucereux propre aux ecclésiastiques de naguère, il s'adressa d'abord à Cigogne ; car le serment des hommes était infiniment plus long que celui que l'on exigeait des femmes. Dans sa sagesse, le clergé gaucher de Port-Espérance avait jugé prudent d'être précis avec les hommes, toujours plus lents à comprendre certaines choses.
- Jeremy Cigogne, fils de William Philby, commença le vieillard, promets-tu de bâtir de tes mains une maison pour Emily Pendleton, et de faire évoluer son architecture au fil de votre vie ?
- I swear.
- Pardon, jeune homme ?
- Je le jure.
- Promets-tu d'inventer pour elle un quotidien au lieu de laisser les jours s'écouler ? Et, l'Eglise insiste, promets-tu d'imaginer toujours de nouveaux rites qui soient propres à votre couple ?
- I do.
- Jures-tu de lui offrir ses rêves de petite fille et de femme, érotiques et autres ?
- I solemnly swear that I will.
- La feras-tu rire chaque dimanche, le jour de notre Seigneur ?
- Je m'y efforcerai...
- Promets-tu de lui offrir un zubial et de venir à elle après en avoir apprivoisé un toi-même ?
- C'est chose faite, my lord bishop.
- Ecouteras-tu toujours ce qu'Emily te dira et ce qu'elle ne parviendra pas à te dire ?
- Je le jure.
- Promets-tu de toujours lui pardonner ?
- Well... je le promets.
- Jeremy, jures-tu de respecter les aspirations contradictoires de ta future épouse, sans jamais chercher à la simplifier ?
- Oui.
- Promets-tu d'essayer toujours d'être présent dans les moments que vous partagerez ?
- Yes, I swear.
- T'efforceras-tu de lui parler d'amour par symboles, en privilégiant ce langage ?
- Je le jure !
- Promets-tu de régner sur son imagination ?
- Heu... oui, je le promets.
- Crois-tu vraiment que tu puisses tenir tout ce que tu viens de jurer ? hasarda soudain le prélat.
- Hum... hésita Cigogne, yes.
- Alors tu es un fou, mon fils, mais tu viens de commettre la plus belle folie de ta vie ! Je te bénis au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Aime cette femme comme tu t'aimes toi-même, et un peu mieux si tu le peux, amen.
Puis l'évêque de Port-Espérance se tourna vers Emily et lui posa une seule question ; le reste allait de soi :
- Emily Pendleton, fille du pasteur Malcolm Pendleton, reconnais-tu que tu n'auras jamais aucun droit sur Jeremy, sinon celui de le laisser vivre sans trop lui casser les pieds ?
- Je le reconnais.
- Alors au nom de Notre Seigneur je vous déclare mari et femme selon les traditions gauchères, pour le meilleur ; le pire, laissez-le aux droitiers ! À présent nous allons procéder à l'échange des alliances...
- Monseigneur, murmura un jeune prêtre, il s'agit d'un transfert...
- Ah oui... en effet. Eh bien faites !
Jeremy fit passer l'alliance d'Emily de sa main gauche à l'annulaire de sa main droite, afin de marquer leur conversion au mariage gaucher ; puis elle procéda à la même opération avec l'anneau de Cigogne. Le transfert achevé, ils étaient passés comme à travers un miroir ; leur main droite était baguée.