- Mes enfants, reprit le vieil ecclésiastique, vous pouvez vous embrasser !
- YEPÉE ! s'écria tout à coup Emily.
Et elle souleva Jeremy de terre ; ils pleuraient. Peter, Ernest et Laura vinrent les rejoindre. La foule applaudit, tandis qu'une pluie de pétales de roses blanches se mit à tomber dans la cathédrale ; des enfants de chœur en déversaient des sacs entiers de la passerelle qui conduisait à l'orgue monumental. Surpris par une émotion soudaine, Algernon versa une demi-larme qu'il se hâta d'essuyer ; mais on pouvait percevoir sous sa morgue apparente des tressaillements de bonheur, indices que sir Lawrence fut le seul à déceler. Entre Anglais...
Sous les pétales, lord Cigogne et Emily se retrouvaient tels qu'en cette soirée de 1925 où, dans Hyde Park, elle l'avait aimé sous un cerisier japonais en fleur ; leurs désirs étaient intacts, mais leur amour s'était enrichi de ce que seul le temps permet. Ils n'étaient plus seulement deux cœurs qui se donnaient avec fièvre mais aussi deux esprits qui avaient commencé de se comprendre, deux sensibilités qui s'accordaient mieux, deux caractères qui avaient appris à se synchroniser. Leurs différences les liaient à présent, après qu'elles les eurent longtemps fâchés. Un instant, Cigogne songea à ses croyances de jeune homme, terrorisé par la certitude que les années, le piège lent des habitudes finiraient par diminuer ses sentiments ; et il sourit à cette idée. Non, le temps n'était pas le grand ennemi des amours encore vivaces ; comment avait-il pu se tromper à ce point ? Il ne connaissait pas de plus grand vertige que de réépouser sa propre femme, celle avec qui il partageait un amour conquis, cent fois plus bouqueté et corsé que la passion simple qui leur avait été donnée dans les commencements de leur liaison.
Amoureux de sa femme, Jeremy lui donna le bras et ils prirent la tête du cortège qui traversa Port-Espérance avant de sortir du grand cirque minéral qui abritait la cité coloniale ; puis la foule se rendit au cimetière des Gauchers, un vaste parc clairsemé de tombes qui descendait en pente douce vers le lagon. L'usage était que les mariés décidassent ce jour-là de l'endroit où ils reposeraient ensemble pour l'éternité, plus tard.
Emily entraîna Jeremy par la main jusqu'au sommet d'une éminence verdoyante, plantée d'une couronne de pins colonnaires ; de ce point de vue excentré, on dominait la baie de Chateaubriand où les baleines venaient s'accoupler chaque année, après la saison des cyclones. Mais ce qui plut surtout à Emily, c'était que tous les oiseaux de l'île semblaient s'être donné rendez-vous là, dans les branches des pins. Emily et Cigogne s'allongèrent dans l'herbe côte à côte, en riant, pour essayer l'endroit. Satisfaits, ils s'embrassèrent en goûtant bien le contact de la chair tiède de l'autre. Le zubial exultait. Les enfants n'appréciaient guère cette répétition festive d'obsèques dont la perspective les effrayait. Le petit dernier, Ernest, insista pour que ses parents se relevassent au plus vite. Puis, suivant en cela l'usage gaucher, Emily et Jeremy se mirent à creuser leur future tombe.
Autour d'eux, le grand pique-nique nuptial s'organisait ; les musiciens sortaient leurs instruments, des trombones, des trompettes bouchées ; les vivres apparaissaient sur les nappes. La nuit tropicale tomba vite ; on improvisa un brasier. Des airs de jazz se mirent à flotter, les croupes commencèrent à chalouper, au milieu de ce jardin des amants morts. Devant les flammes, les silhouettes féminines charlestonnaient, s'enroulaient autour des ombres des hommes ; on dansait avec frénésie, pour faire la nique aux ténèbres, histoire de se pénétrer de l'idée qu'il y avait urgence à s'aimer, avant que la mort n'éteignît les désirs.
Dans la fosse qui s'approfondissait, Jeremy regardait Emily qui pelletait avec ardeur, tandis qu'il piochait ; un court instant, il la vit morte, froide, blafarde, déjà percée par les vers qui feraient un festin de sa chair, avant que la terre ne la digérât toute ; et il posa sa pioche pour la prendre dans ses bras, tant qu'elle était là, chaude, intacte, lisse, vivante. Elle saisit son visage dans ses mains, sentit le crâne sous la peau, l'os encore recouvert ; il y avait loin du bonheur qu'elle éprouvait en cette soirée au chagrin qui l'attendait si un deuil... Elle chassa cette idée et embrassa Jeremy vigoureusement ; ils glissèrent au fond de la tombe, dans l'entrelacs des racines des arbres qui, plus tard, suceraient le jus de leurs corps en décomposition, cette macération infecte de leurs viandes. Il était sous elle ; quand, soudain, Emily le sentit durcir entre ses cuisses ; un sursaut de la vie, une révolte du bas-ventre, quelque chose comme l'envie de jouir pour dire non. La foule dansait, non loin. On ne pouvait les apercevoir au fond du trou. Poussée par l'instinct, sans chercher à mettre des mots sur sa conduite, Emily saisit le sexe de Cigogne, arracha ses sous-vêtements sous sa robe et le guida en elle. L'étreinte fut brève, convulsive, dans l'obscurité. Leurs corps raides d'un plaisir effrayant, ils s'arc-boutèrent l'un contre l'autre, comme deux cadavres roidis, entremêlés dans une copulation morbide. Le vertige qu'elle obtint de lui fut si fort qu'elle dut mordre une racine pour ne pas hurler ; ils demeurèrent ainsi quelques instants, au fond de leur tombeau, mêlés à cette terre qui les engloutirait un jour, à se demander ce qui avait bien pu leur prendre, de quelle spermatorrhée ils avaient été les jouets.
Tard dans la nuit, lord Cigogne et Emily refermèrent la fosse avec une grande dalle de granit rose, encore vierge de toute inscription ; puis, selon l'usage, ils dansèrent dessus, avec une gaieté et un entrain qu'on leur avait rarement vus, entourés de leurs invités. La noce gauchère touchait à sa fin. Dans un ultime tour de danse, Jeremy songea à la dernière promesse qu'il avait faite au prélat : régner sur l'imagination d'Emily... Que recouvrait exactement ce serment ? Par quels procédés extraordinaires parviendrait-il à régner sur les songes de son épouse ? Il lui restait à franchir une étape décisive sur le chemin qui ferait de lui un mari ; ce qu'il n'était pas encore.
23
Lady Cigogne et son époux n'entreprirent pas de voyage de noces ; cette coutume droitière n'avait guère de sens sur l'île d'Hélène. Dans l'esprit des Gauchers, l'existence à Port-Espérance se devait d'être une longue lune de miel, d'une durée approchant le demi-siècle. Leur colonie n'avait pas été fondée dans un autre dessein. Mais le calendrier hélénien ménageait une autre aventure au jeune ménage.
Le mois d'octobre inaugurait le printemps austral et, comme chaque année, les Gauchers le consacraient au libertinage, le vrai, ce cruel jeu de l'esprit que l'on se piquait de pratiquer dans une certaine aristocratie française ou vénitienne, au XVIIIe siècle. Au cours de ces semaines, il n'était pas question de vivre licencieusement, en faisant de son plaisir immédiat une règle, mais plutôt de se livrer à un libertinage cérébral volontiers frondeur à l'égard de la morale courante, des conformismes de tous ordres et des règles sociales.
Parfois, ces dispositions subversives conduisaient à se donner ; mais on recherchait moins la débauche que la mise en lumière de la face cachée de sa victime, et de soi. Loin de s'embourber dans l'exaltation d'une sensualité ordinaire, les Gauchers s'appliquaient à concevoir de subtiles stratégies de domination. L'objet de ces manœuvres était de persuader sa proie qu'elle n'était pas ce qu'elle croyait mais plutôt un être inconstant, ami de la jouissance facile ; puis, si l'on avait assez d'habileté, il fallait la convaincre de se délivrer du piège de la sentimentalité courante afin qu'elle trouvât dans un éternel renouvellement des désirs le sentiment d'exister. Là était le plaisir suprême, plus que dans la possession physique, dans cet art de pervertir, de corrompre méthodiquement en affaiblissant peu à peu les croyances et la marge de manœuvre de l'autre.