Devenue libertine, la victime pouvait à son tour jouir du pouvoir qu'elle exerçait alors sur elle-même, de cette liberté effrayante qui la plaçait hors d'atteinte du genre humain, protégée de tout assujettissement sentimental, donc de toute souffrance. Naturellement, ce froid libertinage se parait de dehors souriants, et se déroulait dans une atmosphère divertissante faite de légèreté, de rires et de dissipation badine.
L'espace de quatre semaines, l'archipel gaucher tout entier se métamorphosait. Les citoyens de Port-Espérance quittaient leur apparence de fiers pionniers, rangeaient leurs winchesters, et se changeaient soudain en Français de cette classe oisive et futile qui donna tout son lustre à un certain Paris du XVIIIe siècle. Rompant avec leurs habitudes, ils dormaient tout le jour, s'éveillaient à la nuit tombée et ne sortaient que masqués pour participer à des fêtes galantes, à des bals, des parties de whist, des joutes poétiques. On assistait à des ballets, à des dîners donnés dans des boudoirs secrets, des parties champêtres, des feux d'artifice, des concerts, des séances de cinématographe, tout ce qui peut se concevoir pour mieux s'étourdir. Afin d'être plus libres d'explorer ce petit monde devenu soudain libertin, les couples de Gauchers se séparaient ; les maris vivaient ensemble, par paires de célibataires, et les femmes faisaient de même.
Les enfants étaient envoyés en grandes vacances sur l'île des Pins, au sud de la Nouvelle-Calédonie, dans des tribus mélanésiennes. Il n'y avait plus de parents sur l'île d'Hélène, plus d'époux, seulement des amants et des maîtresses, des chasseurs émérites, de vraies et fausses victimes, des menteurs sans scrupules. Chacun cultivait son inclination à plaire, à soumettre le cœur de sa ou de ses proies en déployant tous les pièges et tous les artifices de la séduction.
On pourra s'étonner que les Gauchers, si épris d'amour authentique, s'adonnassent à une telle saison de frivolités apparentes, de perversion affichée ; mais personne à Port-Espérance n'eût voulu éviter les griseries de ces jeux féroces, personne n'eût souhaité renoncer à cette part de soi, dominatrice, ou au plaisir qu'il y a à être dépossédé de sa volonté par le charme d'un homme ou d'une femme.
Les Héléniens pensaient que l'on pouvait tout vivre au cours de son existence, sans trop s'abîmer, pourvu que l'on sût entourer de précautions et de cadres rigides les incursions les plus audacieuses vers ses désirs les moins clairs. À Port-Espérance, le libertinage n'était pas synonyme de danger pour l'âme, ou d'odyssée sans retour, car son exercice était contenu dans quatre petites semaines ; pas un jour de plus ! Et puis, personne n'était très sûr qu'il existât une bonne manière de cultiver ses sentiments ; alors on se piquait depuis 1885 d'essayer différentes façons d'aborder les choses de l'amour.
Le capitaine Renard et ses compagnons étaient convaincus qu'il leur fallait donner carrière aux différentes facettes de leur être, fuir la logique droitière qui veut que l'on abdique des pans entiers de ses aspirations sous le prétexte d'être cohérent. Qui en amour peut se targuer de l'être, sitôt que l'on accepte d'écouter la complexité de ses désirs ? Et, mon Dieu, pourquoi s'amputer du meilleur de l'existence ? L'imagination et les sens ne peuvent se resserrer éternellement dans les limites étroites de la raison ! Quelle est l'épouse qui, heureuse d'aimer chez elle et d'être adorée en retour, ne rêve de plaire ailleurs, à son insu parfois, de susciter le trouble et de rencontrer cette figure d'amant qui, en l'étourdissant comme par surprise, saurait l'entraîner dans les ardeurs d'une liaison ? Pourvu que le galant fût assez habile pour que cela arrivât sans qu'elle eût à prendre de décision, dans des glissements exquis, incontrôlés... Ah, qu'il est délicieux d'éviter ainsi les désagréments de la culpabilité ; et qu'il est difficile pour un homme d'exécuter avec art ce genre de manœuvre, de vaincre sans que la dame ait le sentiment d'assumer sa responsabilité. Divine illusion ! Rares étaient les Gauchères qui n'eussent envie de cet homme susceptible de cambrioler leurs fantasmes avant de s'emparer de leur libre arbitre, de façon irrésistible, pour les conduire dans des sphères du désir effrayantes et attirantes, ces zones ombreuses que l'on craint d'explorer, tout en le souhaitant, et que l'on n'ose fréquenter que dans les emportements d'une passion interdite. Il peut y avoir bien du plaisir à se faire manipuler ainsi, à s'en apercevoir dans une semi-lucidité, et à jouir d'être l'objet de tant de soins pour, ensuite, s'y abandonner tout à fait, ou pour se reprendre dans une volte-face de dernier instant ! Et il en allait de même pour les hommes, sans que, peut-être, la culpabilité tînt une aussi grande place dans ces manèges enivrants.
C'était toute cette part de l'homme et de la femme qui s'épanouissait au cours de ce mois d'octobre libertin ; mais il entrait également dans leurs jeux une grande et délicieuse fausseté. Autant sur l'île de Toutes les Vérités on cherchait à se montrer sans retenue, à communiquer dans la transparence des cœurs, autant il fallait désormais s'étudier, déguiser sa sensibilité, feindre des inclinations que l'on n'éprouvait pas, en se gardant bien de se laisser prendre au piège de la passion que l'on s'attachait à inspirer. Ce que l'on paraissait ne devait en aucun cas correspondre à ce que l'on ressentait ; et l'amour véritable ne devait être pour rien dans cette sorte de commerce que les hommes et les femmes établissaient entre eux, quel que fût leur degré d'intimité. À la recherche d'un plaisir sans mélange, on jouait à se séduire en refusant d'éprouver des émotions vraies qui pussent, en se retournant, infliger des tourments authentiques. Afin de rester libre - car cette parenthèse libertine ne durait qu'un petit mois, je le répète -, les sentiments se devaient de demeurer une plaisanterie. On ne se liait que pour mieux rompre. Naturellement, tout le jeu était de vaincre l'autre, entendez de le placer sous sa domination en éveillant chez lui ou elle une sincérité que l'on se refusait.
Le 30 septembre 1933, lord Cigogne était très inquiet ; et son angoisse s'accrut encore lorsqu'il vit son épouse quitter Emily Hall en fin de journée, à cheval, sur une selle amazone. De derrière la fenêtre de son appartement, il la regardait s'éloigner, guillerette, sans qu'elle lui témoignât la moindre compassion. Emily devait rejoindre une certaine Julie Fontenay, une jeune femme sculpteur, afin qu'elles passassent ensemble ce mois libertin, dans la maison de ville de cette dernière. Emily avait déjà fait porter ses malles par Algernon, deux jours auparavant, lorsque Peter, Ernest et Laura étaient partis pour la Nouvelle-Calédonie, avec les autres enfants. Cigogne avait noté qu'elle y avait disposé ses vêtements les mieux coupés, sa collection de parfums. Elle n'avait oublié aucun des agréments propres à augmenter son attrait, elle qui, six mois auparavant, dédaignait encore tous les artifices de la féminité ordinaire.
- Damn... murmura-t-il, qu'en penses-tu, Algernon ?
- My lord, nous sommes d'avis que nous devrions rentrer en Angleterre tant que lady Cigogne se regarde encore comme notre épouse ! Nous avons déjà beaucoup souffert dans cette colonie française dont je déplore les mœurs, nous sommes las et nous pensons qu'à Londres les femmes sont mieux muselées que sur cette terre d'Océanie, n'est-il pas ? De plus, la cire à parquets que l'on trouve dans les échoppes de Port-Espérance est exécrable !
Lord Cigogne demeurait silencieux, tirant sur un détestable cigare en feuilles d'igname. Cette nouvelle épreuve - qui s'ajoutait à celle du cigare - l'accablait et, un instant, il se mit à envier les droitiers, tous ces gens prudents d'Europe, d'Amérique et d'Asie qui avaient la sagesse de maintenir leurs épouses dans des vies réglées, à l'abri d'occasions trop nombreuses de cocufiage. Cigogne en avait assez des jours blancs, de l'île du Silence et de tous ces rites qui fatiguaient sa persévérance. Pour la première fois, il se sentait las d'être un mari ; son ambition épuisait sa capacité d'aimer. Comment pourrait-il, année après année, demeurer un époux sur cette île gauchère ? Le calendrier hélénien requérait trop des hommes ; jamais il ne tiendrait le choc, songea-t-il. Pauvre Cigogne ! Dans son inconscience, il ignorait encore qu'il n'avait parcouru qu'une petite partie du chemin qui ferait un jour de lui, s'il y parvenait, un mari digne de ce que ce mot promet. Mais où s'arrêtait cette route exténuante, parsemée de travaux que chaque année renouvelait ?