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Lorsque vint l'heure de se séparer, l'homme au masque de chat voulut raccompagner Emily. Chacun tendit l'oreille ; qu'allait-elle alléguer pour appuyer son refus ? Maligne, elle répliqua qu'elle acceptait, en ajoutant bien fort  - afin que tout le monde l'entendît  - qu'une dérobade donnerait le sentiment qu'elle le craignait, alors que c'était plutôt à lui de la redouter. Sur le coup de cinq heures du matin, peu avant l'aube, Emily remontait donc l'avenue Musset en calèche, assise à côté de son adversaire de cœur.

- Madame, reprit-il, vous m'aimerez bientôt de vous avoir libérée.

- De quoi, good Lord ? !

- De vous-même ! De votre sentimentalité de pacotille, des conventions ridicules qui brident votre véritable nature. Votre jouissance avec des hommes qui vous seront indifférents, puis avec moi que vous haïssez, sera la marque de votre libération. C'est pour cela que vous m'aimerez, voyez-vous. Parce que en ma compagnie vous vous sentirez affranchie, oui, libre d'aller voir en vous, partout, jusque dans ces zones d'ombres qui aujourd'hui vous inquiètent tant, tout en vous attirant, avouez-le !

- Pas du tout !

- Mais si ! Ne me dites pas que vous êtes sans contradictions !

- C'est vrai mais...

- Vos peurs vous masquent vos propres désirs. Je veux vous apprendre à dissocier votre cœur de vos sens, afin de mieux dominer une liaison. Libérez-vous de ces croyances vieillottes dont les hommes usent pour mieux museler les appétits de leur femme. La belle croyance ! On associe l'amour et le désir, le premier étant rare, on bride le second, et c'est ainsi que l'on conserve des épouses bien sages, domestiquées. Cela fait des siècles que nous entretenons nos femmes dans cette croyance commode, pour les mieux tenir ; alors que nous, les hommes, naturellement nous n'y croyons pas ! Croyez-moi, le sexe est la clef de toutes les libertés. Tant que vous n'aurez pas liquidé vos certitudes, vous resterez la bourgeoise étriquée que vous êtes, coupée de son énergie vitale, l'épouse en laisse, inconsciente de son asservissement que vous persistez à être, ma pauvre enfant ! Oui, vous demeurerez resserrée dans vos croyances, confinée dans vos plaisirs étroits qui ne sont pas la vraie vie, dans vos rêves bornés. Vous ne savez pas ce que c'est que de repousser les murs invisibles qui vous enferment, que d'accéder à cette liberté intérieure qui permet d'être maître de soi, oui, inatteignable par la souffrance, cuirassé contre l'inconstance des autres !

Essoufflé, il s'arrêta un instant. La calèche longeait à présent le rivage du lagon intérieur de Port-Espérance, subitement éclairé par le soleil, si prompt à se lever sous ces latitudes. Puis l'homme considéra Emily avec un soupir de mépris, suffisant pour être décelé mais excessif pour qu'il fût tout à fait naturel ; et il ajouta, dans une volte-face :

- Mais je ne vous apprendrai pas comment y accéder, non, pas vous. J'ai cru que... mais non, vous en êtes indigne.

- Indigne... de quoi ?

- Vous me regardez avec méfiance alors que je suis prêt à vous ouvrir des portes. Vous êtes persuadée, bécasse comme vous êtes, que je vous parle ainsi pour mon profit, afin de gagner mon pari, dont je n'ai que faire. Non, vraiment, vous posséder ne me tente plus. Je ne veux pas d'une épouse bégueule, incapable de jouir de ce que j'aurais pu lui faire découvrir. Je préfère me garder, ne pas perdre mon temps avec vous, madame. Allez, je vous raccompagne et ne parlons plus de cette liberté-là. Je pouvais vous initier à... mais non, non, rentrons.

Il hâta le trot de son cheval et se renferma dans un silence qu'il semblait ne plus vouloir quitter. Assise près de lui, au fond du landau, Emily demeurait à la fois méfiante et follement intriguée par cet homme qu'elle savait faux. Sa nervosité venait de ce qu'elle n'était pas indifférente aux propos du libertin ; elle y voyait même quelque vérité, bien qu'elle fût consciente que ces paroles étaient proférées par un filou qui n'était que calculs. Mais cet homme avait pour lui une voix d'un velouté extraordinaire, un regard pénétrant qui l'épinglait, derrière son masque de félin, un ascendant naturel qui éveillait chez elle un plaisir trouble à être en sa compagnie, fait d'irritation et d'envie de gagner son estime. Pourtant, cette fausseté qui se marquait dans tout son être aurait dû paraître odieuse à Emily, si éprise de vérité. Eh bien non ! Un instant, elle envisagea même le bonheur qu'elle pourrait trouver dans la soumission à sa volonté ; mais, comme effrayée, elle chassa bien vite cette idée, sans parvenir à recouvrer sa quiétude, car elle savait déjà qu'il n'était plus question d'oublier leur rencontre.

Emily fut la première à renouer le dialogue :

- Mais... ça consisterait en quoi, cette initiation dont vous parliez ?

- Vous voyez le jeune homme, là, bien de sa personne, qui titube un peu sur le trottoir ?

L'homme-chat arrêta la calèche à la hauteur du fêtard qui promenait son ivresse, et intima à Emily l'ordre d'écarter ses cuisses, sur un ton qui ne souffrait pas la rébellion ; puis, tandis qu'elle les resserrait instinctivement, il somma le garçon de la sauter. Prise de court, Emily ne savait comment manifester la panique qui la gagnait, cette terreur organique. Elle allait exploser de fureur lorsque, tout à coup, l'homme-chat lui serra le bras cruellement, en disant :

- S'il vous dégoûte, souriez ! Je veux que votre visage exprime le contraire de vos sensations !

Le jeune homme trémulant avait déjà baissé son pantalon. Horrifiée, Emily se crut sur le point d'être violée quand, soudain, le libertin rejeta l'ivrogne loin de son effroi, à terre, et fit repartir la calèche, en précisant :

- Je n'ai pas voulu que les choses aillent à leur terme car vous n'étiez pas prête.

- À quoi ? s'exclama-t-elle.

- À en tirer profit, pas prête à retirer quelque chose de cette transgression. Vous n'êtes, hélas, madame, pas aussi convaincue de mes propos que je voudrais que vous le fussiez. Vous êtes trop prisonnière de vos limites, voilà tout.

Emily se remit peu à peu de cet assaut bref et effrayant, tandis que l'homme-chat semblait goûter la quiétude de l'aube ; il marquait une attitude qui disait qu'à ses yeux ce qui venait de se produire n'avait été qu'une vétille. Puis il se tourna vers Emily et, avec une fièvre inattendue, lui tint à peu près ce discours :

- Voulez-vous que je vous dise ce que vous auriez ressenti si vous vous étiez pliée de bonne grâce à ce que je vous prescrivais ? Vous auriez joui d'un sentiment de liberté qui vous est inconnu, du vertige qu'il y a à être totalement sous son propre empire, jusqu'à choisir les expressions que l'on souhaite afficher sur son visage ! Vous vous seriez affranchie des mièvreries de la sentimentalité, et vous auriez puisé en vous une nouvelle énergie.

- Laquelle ?

- Celle d'être un peu plus à vous, oui, à vous. Avez-vous remarqué que dans tout cela je ne recherche pas mon profit, mais le vôtre ? Plutôt que de tenter de satisfaire mes propres sens, c'est à un autre que je me suis adressé. Méditez cela pour mieux juger mes propos, et si un jour vous parvenez à cette... comment dire ? Oui, à cette libération de l'être, alors vous me serez attachée, vous me bénirez de vous avoir menée sur ce versant de vous-même, vers cette conduite grisante qui n'a de licencieux que l'apparence, trompeuse ! Sur ce, madame, dormez bien !

Il la fit descendre, sans même lui donner la main, comme on chasse un intrus, et claqua sèchement la petite porte de bois derrière elle. Les regards du libertin esquivaient Emily ou passaient au travers d'elle, comme s'il eût nié jusqu'à son existence. Déconcertée par ces façons un peu cavalières  - juste ce qu'il fallait pour écorner sa vanité  -, elle fit quelques pas vers la porte de la maison de bois de Julie Fontenay. Aussitôt la calèche démarra. Dans un mouvement involontaire, Emily se retourna alors et, en se surprenant elle-même, rappela l'homme-chat avant qu'il ne fût trop éloigné. Au moment même où elle commença de parler, elle prit brutalement conscience que son attitude irréfléchie échappait à sa volonté ; et cette idée l'affecta vivement, plus qu'elle ne l'eût voulu. L'homme-chat arrêta aussitôt son cheval ; on eût dit qu'il avait calculé l'élan d'Emily.