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- Sans doute souhaitez-vous me revoir ? lança-t-il, alors qu'elle s'efforçait de diminuer son trouble. Mon parti était de vous négliger désormais, mais si vous tenez vraiment à me fréquenter, vous saurez bien me trouver !

Et il ajouta avec une insolence amusée :

- Cette recherche sera votre pénitence pour votre niaiserie de ce soir !

Le fouet claqua ; l'attelage disparut au coin de la rue. Emily était dans un sentiment de révolte contre elle-même, contre sa candeur de petite souris face à cet homme-chat qui n'agissait que par procédé, en observant sur elle l'effet de ses paroles truquées. Certes, elle voyait bien que ce libertin entendait la dépraver, l'amener à ne plus se respecter, comme lui-même ne se respectait plus ; mais si son esprit lui disait de le fuir, quelque chose de souterrain en elle, d'incontrôlé, l'engageait à l'écouter, à découvrir la femme instinctive qu'il éveillait par ses paroles, celle qu'Emily avait souvent devinée, cachée dans les profondeurs de sa chair. Emily s'était toujours ressentie comme un mystère ; et la porte, la dernière porte, allait peut-être s'entrouvrir grâce à cet homme odieux.

Comme elle pénétrait dans la maison de son amie, Emily demeurait stupéfaite de sa conduite de cette nuit, qu'elle eût avalé avec une curiosité passionnée chaque verset de son catéchisme libertin, qu'elle n'eût pas fui quand il lui avait ordonné d'écarter les cuisses. Elle, la fille du pasteur Pendleton, si folle d'authenticité, de droiture ! Où était passée sa volonté de jadis ? Emily était subjuguée par la violence glaciale de l'homme-chat, par l'ascendant incroyable que sa virilité trouble exerçait sur son imagination, et sur ses sens. Ah, qu'il est fascinant d'être dépossédé de soi, de son libre arbitre, par la volonté insinuante d'un autre, d'un homme dont la plus grande séduction était justement ce pouvoir mystérieux qui lui permettait de régler les désirs d'Emily, jusqu'à substituer les siens à ceux qui lui étaient propres. Face à lui, elle se sentait le besoin de conquérir son regard, sa considération. Cela l'effraya soudain, la précipita dans une fébrilité inhabituelle, lui ôta même le sommeil ; et ces symptômes d'un désordre intime qui ressemblait à de la passion achevèrent de l'affoler.

L'épouse de Cigogne savait déjà qu'elle avait perdu son pari. Dans les dispositions où elle était à présent, Emily n'était plus en mesure de soumettre le cœur de l'homme-chat, tout en se gardant d'être prise à son tour. Elle ne pouvait plus que résister, ou s'abstenir de le revoir.

25

Deux jours plus tard, Emily retrouva l'homme-chat à un bal donné dans l'ancien bâtiment de la Compagnie minière, aux allures de grande demeure du Sud américain. Il y avait dans cette fête galante un parfum de Louisiane, mâtiné d'influence néo-calédonienne, des robes bouffantes, des hommes masqués, des loups posés sur les yeux des femmes, des gorges ravissantes, des chandeliers en bois de cocotier qui répandaient une lumière chaude.

- Tiens, vous ! s'exclama Emily en se retournant, un verre à la main.

- Ne prenez pas cet air étonné, répliqua le libertin, cela fait deux jours que vous me pistez.

- Comment le savez-vous ? demanda sèchement Emily.

- Je l'ignorais il y a encore cinq secondes, mais vous venez de me l'apprendre à l'instant. Je prêchais le faux, à tout hasard... Mais ne faites pas cette tête, la gravité est un péché, avant d'être un ridicule, vous ne le saviez pas ?

Sans attendre de réponse, il l'entraîna dans une valse, histoire de mieux dissiper la vexation d'Emily. L'homme-chat avait en horreur les situations pesantes. Il prétendait qu'être léger était une politesse minimale et que les gens sérieux relevaient d'une impardonnable vulgarité. Une inclination persistante lui semblait toujours suspecte ; il s'attachait à n'éprouver que des goûts mobiles et faisait de son inconstance une règle, et un chic. Plus un sentiment était futile, plus il le peignait avec enthousiasme ; ses vraies douleurs n'avaient droit qu'à des litotes, lorsqu'il ne les taisait pas.

- Ainsi donc, reprit-il, vous vous demandez depuis deux jours ce qui se passe dans une existence lorsqu'on se met à écouter ses instincts, je me trompe ?

- Pas tout à fait, s'entendit-elle répondre.

- Eh bien, je vous l'ai déjà dit, on trouve l'énergie d'être soi, et à soi ! Cette réponse vous suffit-elle ? Cela dit, belle enfant, il importe surtout de savoir se protéger de ses liaisons.

- Et comment ?

- Vous avez donc déjà tout oublié ? En deux jours ! Mais en apprenant à feindre ce que vous n'éprouvez pas, à employer de grands mots pour dire vos émotions les moins sincères, celles qui glisseront sur votre cœur tout en se marquant vivement sur votre physionomie. Vous verrez, c'est très amusant ! Il suffit d'être passionné sans sentiments, de dissocier vos émois véritables de votre expression.

Profitant d'un changement de danse, il l'attira sous une véranda, à l'écart des éclats de la fête, en lui proposant de s'exercer séance tenante :

- Tenez, par exemple, parlez-moi d'amour alors que tout ce que je vous dis vous scandalise. Tout ce que je suis vous insupporte, n'est-ce pas ? Allez-y, déclarez-moi la flamme que vous ne ressentez pas, en y mettant du sentiment, de la persuasion, sans oublier une nuance de trouble et un soupçon d'anxiété. Allez-y ! C'est par les mots qu'il faut commencer à se pervertir, comme disent les bien-pensants.

- Pardonnez-moi mais... je tiens à mes mots. Les faire mentir me chagrinerait, et je ne crois pas être très douée pour la fausseté. Ma mère l'était, mais moi je...

- Sans doute était-elle maladroite. Vous n'avez pas eu de bon professeur. Tenez, faites comme moi. Il suffit d'inverser tout ce que vous pensez ou ressentez.

L'homme-chat lança alors son éloquence dans une logorrhée de flatteries, de compliments physiques et moraux qui, inversés, étaient autant d'insultes faites à l'anatomie d'Emily, à son caractère, à sa féminité ; et il les égrenait en affectant un air de sincérité presque touchant, une fausse timidité qui l'eût émue s'il n'avait été question de retourner les sentiments qu'il faisait mine de montrer. Ses mots d'amour étaient empreints d'une poésie authentique. Pénétrée de trouble, contre sa volonté, Emily avait envie de croire qu'une part de ces paroles était vraie, que ce procédé était le seul par lequel cet homme compliqué pouvait entrouvrir son cœur ; mais dans le même temps, elle était révoltée qu'il la maltraitât ainsi ; quand soudain elle aperçut à la naissance de ses lèvres un demi-sourire qui disait toute la fausseté de cet homme. Tout n'était que flagornerie, ignominie, puant mensonge !

Ulcérée, Emily entra dans le jeu :

- J'ai compris, j'apprends vite ! fit-elle avec hargne.

À son tour, elle se mit à dire le contraire de ce qu'elle éprouvait, pour mieux lui signifier le mépris, le ressentiment fielleux que sa conduite et ses propos injurieux lui inspiraient ; et, sous le couvert de ce procédé, elle ne modéra pas ses critiques, ses piques venimeuses. Il l'avait incitée à quitter toute retenue, à dessein naturellement, pour la faire entrer dans des sentiments vifs. Un délire passionnel ! Sa seule crainte était qu'ils ne s'accoutumassent à se voir de façon paisible ; sa présence devait demeurer synonyme d'orages, de vertiges, qu'ils fussent de haine ou de trouble. On revient si difficilement de dispositions indifférentes, alors qu'il suffit d'un glissement habile pour convertir une prévention déclarée ou une irritation en inclination véritable. Dans sa fureur, humiliée, Emily n'apercevait pas cette manœuvre ; elle se croyait plus loin que jamais de fléchir, alors qu'elle n'en avait jamais été si près. Le libertin l'observait, scrutait dans ses gestes nerveux et sur sa physionomie animée les symptômes de la passion qui commençaient à paraître, sans qu'elle le sût elle-même.