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- Bravo ! s'exclama-t-il, vous apprenez effectivement très vite... je ne m'attendais pas que vous me suiviez si promptement sur ce chemin ! Vous aviez l'air si prévenue contre moi... et mes vilains procédés.

- Vous me dégoûtez !

- Mon Dieu, vous m'aimez donc déjà ?

- Il y a quelque chose de corrompu en vous, de pourri, qui salit tout !

- Vous voyez que vous arrivez parfaitement à exprimer le contraire de ce que vous éprouvez ! Le ton y est, l'apparence de sincérité, le...

- Arrêtez de tout inverser ! De tout pervertir.

- Vous me priez de continuer ?

- Ce que vous êtes me DÉ-GOÛTE, suis-je claire ?

- Oh oui ! Et pourtant, ce qui est surprenant, c'est que vous allez quand même venir me rejoindre à minuit, au café Colette, au sous-sol.

- Moi ? !

- Oui, vous, d'abord parce que je le VEUX, et ensuite parce que si vous saviez QUI se trouve sous mon masque de chat vous seriez moins serpent. Peut-être même auriez-vous l'envie d'être tendre... ou de m'aimer un peu.

- Vous aimer... fit-elle avec ironie.

- Oui, car vous sauriez que le personnage que je joue devant vous depuis notre rencontre n'existe pas, qu'il est même exactement contraire à ma véritable nature, et que je ne l'ai joué que parce que nous sommes en octobre, et que c'est le moment ou jamais d'explorer cette façon d'être, ces vertiges extraordinaires qu'a balisés pour nous le XVIIIe siècle des gens libres, de mœurs, de croyances et d'esprit.

- Si c'est une nouvelle ruse, elle est habile, dit Emily soudain désorientée par ce brusque changement de ton.

- Oh, je sais, je ne peux pas vous empêcher de le penser à présent, mais ce que je viens de vous dire est pourtant vrai. Si toutefois vous hésitiez encore à venir tout à l'heure, à minuit, je vous rappelle qu'octobre finira bientôt. Si je réussissais à m'emparer de votre volonté, vous n'auriez donc pas à répondre des suites de vos actes. Votre découverte du libertinage serait sans risque puisque ça ne serait pas un parti sans retour. Sur ce, madame, je vous laisse à vos interrogations. Mais n'oubliez pas, vous me connaissez !

Et il s'éclipsa, un verre à la main, sans s'apercevoir qu'un homme masqué le suivait, dissimulé derrière un long bec d'oiseau en paille. Cet homme-oiseau avait écouté furtivement les éclats de leur conversation, les épiait depuis leur premier échange, avec la rage froide et étouffée d'un mari jaloux ; oui, cet homme n'était autre que Cigogne ! Il avait eu du mal à retrouver son Emily dans cette marée de masques qui inondait les rues de Port-Espérance ; mais sa persévérance avait eu raison des faux indices et, en la pistant, il était remonté jusqu'à ce chat libertin qu'il filait à présent.

Se croyant seul, aux approches d'une jolie maison de bois, l'homme-chat ôta son masque et, dans la clarté lunaire, Jeremy le reconnut. C'était donc lui ! Saisi de panique, il demeura immobile, caché derrière un flamboyant. Que pouvait-il tenter contre un tel adversaire ?

26

Poussée par une curiosité teintée d'appréhension, Emily gagna le café Colette vers minuit. L'identité de cet homme-chat l'intriguait autant que cette pseudo-liberté qu'il prétendait lui faire goûter ; et puis, que le mois d'octobre se terminât bientôt était entré pour beaucoup dans sa décision de le rejoindre avant, peut-être, de se rendre à ses instances ; bien qu'elle n'osât pas même envisager cette hypothèse, qui tentait ses appétits et l'effarouchait à la fois. Les contorsions du désir la travaillaient sans relâche.

L'habileté de l'homme-chat était de paraître déplaisant, de l'irriter assez pour qu'elle se crût hors de danger en sa présence, afin qu'elle se prélassât dans cette illusion tout en continuant à subir son ascendant, jusqu'à ce qu'elle fût dans la complète dépendance de son regard, sans qu'elle s'en rendît compte. Il avait saisi qu'une femme comme Emily ne pouvait se donner que dans un ultime glissement, à la faveur de circonstances qui ne feraient pas peser sur elle le poids de sa culpabilité ; et son intention était de susciter cette occasion au plus vite, dès la nuit prochaine s'il le pouvait.

Emily entra dans le café, plus nerveuse qu'à l'ordinaire, saisie par le pressentiment de ne bientôt plus s'appartenir ; mais elle était toujours dans le dessein de s'enfuir sitôt qu'elle aurait appris qui la convoitait sous ce masque de chat. Aucune piste ne se présentait à son esprit, car elle ne se connaissait pas de relations capables, à ses yeux, de soutenir un tel personnage, fût-il de pure composition. Au rez-de-chaussée, en terrasse, personne ne s'était établi en portant un masque de chat. Elle poussa plus avant, au sous-sol, et, là, trouva son homme qui égrenait quelques notes sur un vieux piano, habituellement animé par les musiciens de jazz de l'île. Quelques rares clients écoutaient la mélodie heurtée que ce chat maladroit torturait de la main gauche. En affectant une mine détendue, Emily vint s'asseoir à côté de lui, de son air distrait, et alors qu'il continuait à malmener la musique, elle appuya plusieurs fois, avec agacement, sur la touche de la note la plus aiguë. La septième fois, le chat arrêta et commença à parler, avec un air de douceur qu'elle ne lui avait jamais vu, une apparence de sincérité qui ne pouvait relever de la manœuvre :

- Sur l'île du Silence, j'ai rencontré une femme que j'ai beaucoup aimée, puis haïe à proportion de mon amour déçu. Elle fut celle qui me fit croire à l'ambition de cette société gauchère, à la possibilité d'un amour véritable, alors que je ne croyais plus guère qu'à l'effervescence des passions. Comment dire ? Il y avait dans sa féminité une promesse de bonheur. En la regardant, j'ai éprouvé pour la première fois la joie qu'il y a à aimer sans conditions, à être avec l'autre, dans une recherche d'intimité qui n'exclut pas de respirer pour son compte, aussi. Ces quelques jours m'ont... bien que nous n'ayons pas prononcé un seul mot ! Quand je vous ai rencontrée, je me suis mis à rêver, bêtement, que votre voix fût la sienne, et que sa figure fut sous votre masque. Votre voix pourrait être la sienne ; elle va si bien avec le visage de cette femme... que j'ai par la suite tant détestée. Elle m'a si cruellement... Enfin je vous ai prise pour elle, pour son fantôme. Pardonnez mes écarts de langage, ma férocité parfois. Je n'ai été avec vous que comme j'aurais aimé être avec elle, pervers, acerbe, comme pour mieux me venger.

- Que s'est-il passé entre vous, à la fin ?

- Je ne sais pas, je n'ai rien compris...

Machinalement, ses mains touchèrent les touches du piano et, avec une agilité surprenante, se mirent à jouer un air qu'Emily avait déjà entendu quelque part ; quand tout à coup elle eut un vertige. Cessant un instant de respirer, elle fouilla rapidement sa mémoire et, dans un affolement complet, Emily comprit soudain que cette musique était celle qu'avait composée pour elle Hadrien Debussy !