Emily était donc assise à côté de celui en qui se confondaient les deux hommes qui lui avaient inspiré des désirs illégitimes : l'homme-chat et le jeune musicien ! Elle se sentit alors la proie de tous les égarements, de toutes les agitations dont son cœur était susceptible. Ses lèvres se desséchèrent. Son souffle devint court. Sa vue se troubla. Elle n'entendait plus que le sang qui lui battait dans les tempes. Comment une telle coïncidence avait-elle pu se produire ? Cet homme dont elle ignorait la voix - puisqu'ils s'étaient connus sur l'île du Silence - avait songé à elle en écoutant la sienne ! Il y avait là quelque chose qui dépassait le fortuit, un phénomène quasi magique dans lequel Emily voulut voir un signe du destin.
La vérité était, hélas, moins poétique. Alors qu'il feignait d'être égaré dans les vapeurs de sa mélancolie, en jouant du piano, Hadrien Debussy n'ignorait pas qu'il se trouvait à côté d'Emily. Depuis le début il l'avait su, et ne s'était intéressé à elle que pour tenter de la reprendre, à la faveur du mois d'octobre. Il entendait se dédommager de ses anciennes larmes par une conduite déshonnête à son endroit, pleine de cautèle, de calculs, inspirée par un vif besoin de vengeance ; car il était vrai que le froid mépris qu'Emily lui avait marqué après leur rupture, sans explications, l'avait précipité dans un chagrin sans fond. Là était la seule sincérité de ses demi-aveux. Du coin de l'œil, il observait Emily afin de s'assurer qu'elle avait bien reconnu sa musique. Le léger tremblement de ses lèvres lui apprit que c'était chose faite ; sa respiration oppressée le lui confirma.
Satisfait, Hadrien Debussy sortit de sa fausse méditation et, avec une désolation simulée, ajouta que son plus grand rêve était qu'une nuit sa belle de l'île du Silence le rejoignît chez lui, au numéro 2 de la rue Marivaux, sous l'emprise d'un violent regret, dans le projet de l'aimer à nouveau, ne fût-ce qu'une nuit. Si cela arrivait, précisa-t-il avec un regard fiévreux de possédé, alors il retrouverait la capacité de composer sa musique, faculté que son désarroi lui avait fait perdre, en ruinant tous ses désirs.
- À présent je vais vous laisser, madame, en vous priant de m'excuser de vous avoir importunée avec ces histoires dont vous n'avez que faire. Adieu !
L'homme-chat se leva et, comme ébranlé par le ressac des souvenirs qu'il était censé repasser dans son esprit, il s'éloigna d'un pas chancelant, d'un pas qui témoignait de la vivacité de son ancien amour.
Lord Cigogne asphyxiait de tristesse sous son masque d'oiseau. Attablé derrière eux, il n'avait pas perdu un seul mot de cette entrevue qu'il jugeait trop heureuse pour être fortuite. Jeremy ne croyait guère aux signes du destin, surtout dans une île où les hommes savaient donner au quotidien un tour romanesque. Que lui s'en fût aperçu, alors qu'Emily semblait vouloir l'ignorer, le désespérait. Au fond, elle désirait que leurs retrouvailles fussent un effet du destin, une manière de fatalité contre laquelle il était en somme vain de lutter.
Emily était effectivement dans ces dispositions. À quoi bon s'user contre le sort lorsqu'il se montre aussi opiniâtre ? se répétait-elle. N'était-il pas écrit que leur liaison devait se renouer ? Avait-elle le droit de laisser cet homme dans de tels tourments qui stérilisaient son beau génie, que chacun admirait sur l'île d'Hélène ? Il y avait là comme un crime contre l'art, une attitude qui lésait l'humanité, une mesquinerie qu'elle ne pouvait raisonnablement perpétuer. N'avait-il pas dit qu'une seule nuit suffirait à lui rendre son inspiration ?
Ces pensées fermentaient dans le cerveau d'Emily, encore étourdie par ce hasard étonnant qu'elle ne cessait de déchiffrer. Mais l'affolement de lord Cigogne était encore plus vif, balayait ce qui subsistait de britannique en lui, liquidait son flegme. Devait-il s'opposer par la force à ce qu'elle le rejoignît cette nuit même ? Mais à quoi bon ? Elle irait bien un jour ou l'autre au 2, rue Marivaux, si son désir le lui commandait. Et puis, n'y avait-il pas pour la femme comme une nécessité à se placer, tôt ou tard, face à un amant, un homme qui, par son statut clandestin, lui donnait accès à cette partie clandestine d'elle-même, à cette femme irréductiblement libre qui, un jour ou l'autre, réclame sa part de vie, d'ivresses et de jouissance ? Cette pensée, qui s'imposa à Jeremy, le désespérait mais lui paraissait incontournable ; quand, brutalement, il fut saisi par un accès de jalousie, une fureur elle aussi inévitable contre les exigences des femmes, surtout contre celles qui lui semblaient, hélas, légitimes. Enragé, il quitta le café Colette et alla se poster devant le 2 de la rue Marivaux, avec la ferme intention d'empêcher toute copulation.
Dissimulé derrière un arbre creux, Jeremy priait pour qu'Emily ne vînt pas ; mais sa silhouette ne tarda pas à se profiler. Elle passa devant lui, avec un air de panique sur le visage, une précipitation qui trahissait son envie de se donner pour, l'espérait-elle, mieux se reprendre ensuite. Toujours cette illusion qu'en cédant à ses instincts, on obtiendra d'eux un répit, un amoindrissement de leur emprise. Quelle erreur ! Ils se déchaînent alors, augmentent leur appétence, l'urgence de leurs assouvissements ; mais dans sa fringale de peau, Emily ne voulait plus le savoir. Son imagination égarait son jugement.
Terré dans sa cachette, Jeremy hésita à paraître. À quoi cela eût-il servi ? se demanda-t-il à nouveau. N'avait-il pas déjà écarté en vain Debussy, sur l'île du Silence ? N'était-il pas illusoire de s'opposer à ce qui devait se tisser entre ces deux êtres ? Et puis, quel droit avait-il d'interdire à Emily qu'elle fît avec ce musicien ce qu'il s'était permis avec Charlotte ? Etait-elle plus monstrueuse que lui de suivre son désir ? Ne devait-il pas, enfin, aimer sa femme telle qu'elle était ? Plus triste qu'amer, Cigogne renonça à se montrer ; et soudain, dans un éclair qui l'étonna lui-même, il sentit que sa résignation n'était pas une défaite. Bien au contraire ! Porté par un élan d'amour confus, inexplicable, plus fort que sa jalousie, Jeremy découvrit la jouissance étrange, inavouable, qu'il y a à laisser l'autre être lui-même, quelles que soient ses propres souffrances. Tout à coup, il lui apparut comme une évidence qu'il avait épousé Emily pour lui donner sa liberté, intellectuelle, affective et dans l'ordre des mœurs, afin de l'aider à s'affranchir des conventions étroites qui la réduisaient. Ah, quel luxe suprême d'aimer l'autre sans l'enfermer ! L'amour qu'il ressentit pour elle en cet instant était d'une pureté extrême. Il connut brièvement le bonheur d'adorer sa femme sans aucune complaisance, sans que la moindre perversité comptât dans son plaisir. Le prix qu'il payait rehaussait l'éclat de ses sentiments, les dilatait, les libérait des limites communes qui les avaient si longtemps resserrés. Les jaloux ordinaires ne comprendront rien à cela ; seuls les fous d'amour saisiront la nature de cette jouissance, dans ce qu'elle a de lumineux et de généreux, jusqu'au délire.
Emily entra donc au 2 de la rue Marivaux, sans masque.
Dans l'exaltation qui l'animait, Jeremy eut alors une idée qui l'inquiéta sur ses propres goûts. Etait-il de ces hommes qui trouvent une satisfaction trouble à livrer leur femme aux appétits d'un autre ? Non, il dut convenir qu'aucun plaisir de cette sorte n'entrait dans son envie d'aller épier les deux amants. Ses désirs n'avaient pas besoin du soutien de ceux d'un autre pour s'affermir. Cigogne avait seulement la curiosité passionnée de connaître l'envers de son Emily, cette face d'elle-même qu'il n'avait jamais su éclairer et qui allait peut-être se révéler dans les bras de Debussy. Son amour exorbitant était plus puissant que les douleurs qu'il s'apprêtait à subir, par Emily et pour elle. Rien ne bornerait jamais sa soif d'explorer les mystères de sa femme ; lorsque, tout à coup, une réflexion faillit l'arrêter. Avait-il le droit de violer ainsi la vie intime d'Emily ? N'y avait-il pas là une contradiction avec le respect qu'il prétendait éprouver à son endroit ? Pourquoi cette contradiction lui plaisait-elle tant ? Ces interrogations qu'il avait soin de ne pas négliger le ravissaient. En descendant dans son cœur, il avait soudain le sentiment d'étudier aussi celui d'Emily.